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par Stalker
Mage
Du fond de l'oeuvre.Plutôt que de discourir longuement sur les écarts dans la forme de l'adaptation par rapport à l'oeuvre original comme la suppression de la scène avec Saruman ou l'absence du nettoyage de la comté, je vais parler du fond de l'oeuvre et des sens de l'histoire, qui sont plus importants, à mes yeux, que la forme (Bien que celle ci influe forcément sur le fond puisque c'est par la première que deuxième s'exprime). J'estime en effet que si une adaptation cinématographique ne peut parfois se permettre d'être une transcription littérale, elle doit au moins respecter l'oeuvre original dans les thèmes, le fond et idéalement aussi dans le ton.Cette critique ne considère que le film en tant que adaptation de LotR principalement.Le roman LotR est une oeuvre extrêmement riche, aux sens multiples. Chaque lecteur peut y voir un sens différent d'un autre suivant sa compréhension, ses connaissances, sa culture, sa sensibilité. Mais on peut dégager quelques thêmes plus importants que d'autres aux yeux de l'auteur de l'oeuvre, JRR Tolkien.La possibilité de repentance de GollumL'histoire est structurée autour du voyage de Frodo et de ses compagnons pour détruire l'Anneau de Sauron, instrument de pouvoir et de domination, capable de corrompre son porteur, ce qui implique que l'utilisation de cet objet est impossible sous peine que le porteur devienne lui même un seigneur ténébreux (pour peu qu'il arrive à maîtriser l'Anneau). Dans l'histoire originale, la destruction de l'Unique avait pu se faire en fin de compte grâce à Gollum, ancien porteur de l'Anneau. Le sens, intrinsèque à ce dénouement, est que sans la pitié de Frodo et de Bilbo à l'égard de Gollum, l'Anneau n'aurait pas pu être détruit (à moins que Frodo se jette lui même dans le feu de la Montagne du Destin). Cette pitié avait "rattrapé" la faiblesse de Frodo face à la puissance irrésistible de l'Unique. Ce sens, est il conservé dans le film?Alors que le texte de LotR fournit des indices pour emmener le lecteur à comprendre que Gollum allait se repentir sans la réaction de Sam, qui exemplifiait une absence regrettable de pitié, nous voyons dans le film que la trahison de Gollum (ou plutôt la défaite de Smeagol) était due à un malentendu: Smeagol avait cru, à tort, que Frodo l'avait trompé (au lac interdit) alors que ce dernier avait empêché Smeagol de se faire tuer.Notons une différence notable dans la forme entre le film et le texte qui a une importance.Dans le film, Sméagol avait jurer de "servir le maître du trésor"Mais dans le texte, il avait avant tout juré de ne pas laisser Sauron récupérer l'Unique.- Et que jureriez-vous? demanda Frodon.- De me conduire très bien, dit Gollum. Puis, rampant jusqu'aux pieds de Frodon, il s'aplatit devant lui, murmurant d'une voix rauque : un frisson le parcourait, comme si les mots même secouaient ses os de peur. - Sméagol jurera de ne jamais, jamais Le laisser l'avoir. Jamais! Sméagol le sauvera. Mais il doit jurer sur le Trésor.L'APPRIVOISEMENT DE SMEAGOLDans le livre, il avait tenu son serment ( de ne pas laissre Sauron résupérer l'Unique) en fin de compte alors que dans le film, Gollum avait bel et bien trahi Frodo et brisé son serment.Revenons au texte. les choses auraient elle pu se dérouler autrement?Sméagol n'allait il pas respecter son serment de quelques façons?N'aurait il pu prendre le dessus sur Gollum?Se jeter dans le feu n'était pas pour lui la seule façon de tenir son serment, de garder l'Anneau de Sauron et de remercier Frodo?La réponse est: probablement oui si Sam avait réagi autrement envers lui peu avant Cirith Ungol. Ce moment précis où Sméagol allait se repentir est, pour Tolkien, le moment le plus dramatique de l'histoire (**). Alors que la patience et la bonté de Frodo envers Sméagol allait changer ce dernier (dans une certaine mesure), le manque de pitié de Sam et son extrême méfiance (en cela, Sam était l'opposé de Frodo) avaient poussé Sméagol définitivement vers le mauvais coté.Gollum les regarda. Une expression bizarre parut sur sa face maigre et famélique. La lueur s'évanouit de ses yeux, qui devinrent ternes et gris, vieux et las. Un accès douloureux sembla le tordre, et il se détourna pour regarder en arrière vers le col, hochant la tête comme s'il était engagé dans quelque débat intérieur. Puis il revint et, tendant lentement une main tremblante, il toucha avec grande précaution le genou de Frodon - mais ce toucher était presque une caresse. Pendant un instant fugitif, si l'un des dormeurs l'avait observé, il aurait cru voir un vieux Hobbit fatigué, tassé par les années qui l'avaient porté bien au-delà de son temps, au-delà de ses amis et de ceux de sa race, comme des champs et des ruisseaux de sa jeunesse, vieille chose pitoyable et affamée.[...]L'instant fugitif avait irrévocablement passé. - Sournois, sournois! siffla-t-il. Les Hobbits toujours si polis, oui. Oh, les gentils Hobbits! Sméagol les amène par des chemins secrets que personne d'autre ne saurait trouver. Fatigué qu'il est, assoiffé qu'il est; et il les guide, et il cherche des sentiers, et ils disent sournois, sournois. Très gentils amis, oh oui, mon trésor, très gentils.LES ESCALIERS DE CIRITH UNGOLIl est étonnant que les scénaristes du film aient négligé le sens de cette scène et changer la cause du basculement de Smeagol.(Manque de pitié dans le texte et... un malheureux malentendu dans le film) sans compter que les dialogues de cette scène dans le film ont été détournés.Le Sméagol du film aurait-il pu se repentir et donner sa vie volontairement pour Frodo?La réponse est clairement non: il est défintivement mauvais, "sournois", machiavélique. Et sa chute n'est plus "accidentelle" (qui laisse plusieurs interprétations: la chute était-elle causée par le "destin"? La main d'Eru? Etait-elle suicidaire car salvatrice?) mais provoquée par un combat contre Frodo.Dans le film, Frodo a vaincu Gollum et c'est ainsi qu'il sauva la Terre du Milieu.Mort et immortalitéLes autres thèmes de fond de LotR sont l'immortalité et de la mortalité, thèmes récurrents dans la mythologie de Tolkien (*).Les hommes avaient oublié, pour la plupart, que la mort est un don d'Iluvatar en tant que délivrance du Monde. Ils étaient marqués par le refus de leur mortalité comme Faramir l'avait expliqué à Frodo.Les Elfes, eux, étaient affligés par les conséquences de leur immortalité: lassitude du monde, nostalgie, poids de la mémoire et par conséquent, ils étaient tentés de figer le temps et d'empêcher les choses d'évoluer, comme l'illustrent leurs sanctuaires Rivendell et Lothlorien, qui guérissent et préservent les êtres qui s'y trouvent, conservant le passé, baignés dans une apparente intemporalité. Cette tentation des elfes de figer le temps avait mené à leur séduction par Sauron et à la création des trois anneaux elfiques, liés à l'Anneau Unique. La destruction de ce dernier entraînerait la fin du pouvoir des anneaux elfiques, ce qui précipiterait leur départ vers l'Ouest.Qu'avons nous dans le film?Le lien entre la fin des anneaux elfiques et celle de l'Unique n'est expliqué qu'à la fin du dernier film, réduisant les enjeux de la destruction de l'Anneau.Nulle part ne transparait l'intemporalité ni le conservatisme de la Lothlorien. Il y a bien quelques références à Numenor mais rien n'est dit sur leur culture mortuaire et leur refus de la mortalité.Le spectateur n'a aucun indice pour comprendre que "l'immortalité" est un fardeau pour tous les elfes. Pire, le refus d'Elrond de "voir sa fille mourir" ne fait que conforter l'idée commune que l'immortalité est un destin plus enviable que la mortalité.Dans le film, il y a bien un dialogue entre Gandalf et Pipppin qui évoque ce qu'il y a au delà de la mort mais il semble que Gandalf parlait de Valinor. Dans la mythologie de Tolkien, seul Eru sait ce qui est réservé aux Hommes mais ils ne restent sûrement pas sur Arda puisque la Mort est une Délivrance pour quitter Arda.La Mort (naturelle) en tant que délivrance est l'illustrée par les derniers propos d'Aragorn qui s'était "endormi", rendant le don de la vie, de plein grè et dans l'espoir."Voyez! Nous ne sommes pas liés à jamais aux cercles du monde et au delà, il y a plus que le souvenir. Adieu!"Fragment de l'histoire d'Aragorn et d'ArwenBien que la scène de sa mort soit présente en "flash forward" dans le deuxième film, d'une manière belle et poétique, les scénaristes semblent avoir manqué les points essentiels: La mort d'Aragorn était volontaire et ses derniers mots, phrase clé qui exprime l'Estel, l'espoir ou plus précisément, la confiance en Eru, dans leur destiné au delà des cercles du Monde, après leur vie sur Terre.Ce qui est important, c'est la mort naturelle d'Aragorn est pleinement acceptée, contrairement aux rois de Numenor, et le départ dans l'espoir qui sont primordiaux. Cette scène était sûrement la meilleure manière de l'illustrer. Il est dommage que dans le film, la mort d'Aragorn n'avait servi qu'à "dramatiser" son amour avec Arwen et non à illustrer l'ultime "Estel", dans la mort.En relation avec cela, il y a le choix d'Arwen qui manque de clarté dans le film. En effet, Elrond apparaît dans le film, comme un elfe ordinaire (et non comme un demi elfe).Dans le premier film, sa fille Arwen parlait de faire le choix de devenir mortelle mais dans le deuxième film, Elrond semblait sous entendre qu'elle restera immortelle et dans le troisième, on apprend qu'Elrond avait vu la mort d'Arwen. Incohérence interne.De plus, est ce que les Elfes de Peter Jackson peuvent ils choisir de devenir mortels? Si non, pourquoi Arwen pouvait elle faire un choix? Si oui, l'"immortalité" des Elfes n'aurait plus de sens si les elfes pouvaient choisir leur destiné. Une autre incohérence.Les scénaristes semblent avoir décidé d'ignorer le thème de la mortalité qui est pourtant le fond de toute l'oeuvre de Tolkien et qui fait son "esprit".En somme, si les écarts dans la forme paraissent relativement peu nombreux, le respect du texte dans le film n'est que superficiel et illusoire: les fonds de ces deux oeuvres diffèrent complètement sur plusieurs points.Atmosphère et tonA présent, d'un point de vue personnel, ces films de Peter Jackson possèdent, à mes yeux, une très bonne qualité esthétique au niveau des paysages, des décors, des accessoires des personnages, des effets spéciaux. Personnellement, j'apprécie beaucoup les habitats deshobbits, les scènes avec le Balrog et l'aspect des nazguls volants. Les amateurs de John Howe seront ravis car ces films sont tout simplement des animations de ses dessins.Les films en eux même sont divertissants, assez clairs pour le lecteur de LotR qui est capable de replacer chaque personnage et événement dans son contexte immédiatement.Peut être que certains spectateurs, qui ne connaissent pas le roman, risquent d'être un peu perdus sous le nombre de personnages et de lieux.Toujours d'un point de vue subjectif, je trouve que le rythme est un peu trop rapide, elliptique et l'intérêt, trop centré sur l'action et le combat par rapport au roman qui est plus lent, voire contemplatif par moment et surtout, plus poétique.Le film contient bien quelques scènes dans ce sens (le chant d'Eowyn) mais il est dommage que la plupart ne soient présentes que dans les versions longues.Saluons l'effort des scénaristes d'avoir repris quelques répliques ad literam même si elles tranchent nettement avec les leurs qui n'ont pas la même qualité (on reste sceptique devant la remarque de Legolas à propos de la couleur du soleil).Enfin, si les scènes humoristiques avec les hobbits ne sont pas déplacées, d'autres sont assez pesantes et puériles (les rots de Gimli par ex), même elles amusent certains et personnalisent le film, elles contribuent au décalage du ton par rapport à celui du ivre.ConclusionMalgré quelques moments qui sont des réminiscences du texte original, le mauvais rendu de l'immortalité des elfes, la simplification des contextes (situation géopolitique et historique) et surtout, l'absence des thèmes de fond, font que ces films sont beaucoup trop réducteurs par rapport au roman. Evidemment, on peut toujours justifier et expliquer la nécessité des simplifications car aucun film ne peut être aussi riche et détaillé qu'un livre telle que LotR mais le fait est là: ces films sont réducteurs.En résumé, le réalisateur et les scénaristes ont privilégié la forme au fond.Si on considère que le public est juge de la réussite d'un film, ces films sont des réussites indéniables, tant commerciales qu'artistiques, remplissant leur rôle de divertissement, ce qui est le but premier pour une oeuvre cinématographique.Mais de par l'absence des thèmes centraux (mortalité en tant que don, immortalité en tant que fardeau) de l'oeuvre de Tolkien, ces films ne peuvent aucunement prétendre être une bonne adaptation de cette dernière.Une adaptation respectueuse consisterait à ne pas idéaliser les elfes, montrer que le temps et leur mémoire leur sont des fardeaux dus à l'"immortalité" et leur tentation d'y échapper. Ceci, associé à quelques allusions au don d'Iluvatar pour les hommes et leur erreur de le renier, donnerait une oeuvre plus profonde, mieux centrée sur les thèmes chères à Tolkien, respectueuse dans l'esprit de la mythologie. Ainsi, même à défaut d'avoir un film fidèle dans la forme, il le serait dans le fond.Aux personnes qui voudraient connaître le legendarium de Tolkien, je leur conseillerais vivement de ne pas voir ces films avant de lire ses livres sous peine de se faire une idée fausse de LotR et de se laisser imposer une vision superficielle, aussi impressionnante soit elle. En deux fois deux mots: bons films, mauvaise adaptation.(*)I do not think that even Power or Domination is the real centre of my story. It provides the theme of a War, about something dark and threatening enough to seem at that time of supreme importance, but that is mainly 'a setting' for characters to show themselves. The real theme for me is about something much more permanent and difficult: Death and Immortality: the mystery of the love of the world in the hearts of a race 'doomed' to leave and seemingly lose it; the anguish in the hearts of a race 'doomed' not to leave it, until its whole evil-aroused story is complete. 186 From a letter to Joanna de Bortadano (drafts)(**)For me perhaps the most tragic moment in the Tale comes in II 323 ff. when Sam fails to note the complete change in Gollum's tone and aspect. 'Nothing, nothing', said Gollum softly. 'Nice master!'. His repentance is blighted and all Frodo's pity is (in a sense ) wasted. Shelob's lair became inevitable.Extrait lettre 246