Re: Critique ! [Le Livre des Martyrs - Steven Erikson]

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"Je me tiens rayonnante devant les plus profonds abîmes,
Afin de connaître leur sens ultime
Et il m'est permis aux heures magiques
D'aller à l'origine, au fond des énigmes."
I. B.

Il y a toujours un prix à payer.

Mais qui est le débiteur, qui est le créancier et sur quelle balance le fixer ? Ce prix à payer nommons-le "La rançon des molosses".

J'éprouve les plus grandes difficultés à retranscrire les émotions que ce livre suscite en moi. Non pas que le propos en soit obscur ou le ton trop sombre pour en recueillir l'offrande. Mais "La rançon des molosses" est d'un bloc, imposant, glacial et pourtant en y plongeant le regard ce sont mille facettes d'obsidienne qui se révèlent, un chatoiement d'angoissante noirceur duquel il est difficile de témoigner fidèlement.

Alors je vais tirer le fil du personnage principal du roman, espérant trouver mon chemin. Ce protagoniste est d'abord un son.
Tends l'oreille.
Ce bruit du chariot que tu entends c'est celui tiré par le boeuf tout au long du livre, celui qui transporte Harllo à la mine, Murillio vers son destin, qui ramène son corps ainsi que celui de Chaur, c'est le chariot que le boeuf tire toute son existence, le fardeau de la vie, qu'il faut traîner inlassablement, comme les enchaînés traînent Dragnipur pour éviter la destruction, ce bruit lancinant qui se manifeste lors de la rencontre de Goule, Frolâbime, Ombretrône et Rake.

Tends l'oreille. C'est toujours ce même bruit de roue, immuable, celui de l’homme attelé à son propre néant, dominé par la puissance de la mort, et plus que tout arc-bouté contre elle.

C'est le terme d'une époque qui se déploie. Après la fin des illusions des Tiste Edur dans le volume précédent, c'est la fin d'une trop longue attente pour les Tiste Andii, d'une vie sans but. Comme le dit Oraclodomin à Spinnock, vous êtes : "Des sentinelles qui n'ont rien à défendre." Car en perdant Mère Ténèbre, les Tistes Andii ont perdu l'espoir, cet aiguillon qui nous pousse à porter notre joug toujours un peu plus loin.

Il y a fort longtemps, Mère Ténèbre avait déploré le sort qui attendait ses enfants :
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C'est d'espoir que les Tiste Andii sont avides. Car comment combler une existence si longue sans cette douce liqueur ? Depuis la perte originelle, ils s'abreuvent à une source trop douloureuse, celle du sacrifice de leur dirigeant, en échange de l'oubli.
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Ces derniers ne sont que les plus emblématiques d'une série de personnages dont ce roman regorge : des êtres amoindris, amputés, contrefaits. Et les plus visibles - Gaz et ses doigts, Bedek et ses jambes, Duiker et sa mémoire - ne sont pas les plus diminués.

Cet espoir, si vital à toute existence, est ce que scrutent, implorent les personnages. Et avec ce besoin naît la question du mérite et de la justice.

Comme le dit Kruppe : « La cité de Bainisk se montre-t-elle pittoresque ? Là n’est pas le sujet ! Certains d’entre nous, voyez-vous (ou pas), rêvent encore et toujours de cette cité. Où personne n’a jamais mis les pieds. Voilà, chers amis, voilà quel est le sujet. »

C'est Salind qui s'insurge
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Songez aux sorts d'Harllo et de Cuistre, l'un innocence incarnée et maltraitée, l'autre malfaisant sans raison apparente. C'est le fils aimé et désiré qui plonge dans le vice, et le fils rejeté qui embrasse la vie sans haine.

Vous-même vous ne pouvez vous résoudre à abandonner cette soif de justice, ce besoin qu'à la fin, ici ou au-delà, chacun sera redevable de ce qu'il a fait. Vous espérez être ce garde anonyme qui n’aspire qu’à faire ce qui est juste.

C'est ce même sentiment que Samar Dev exprime auprès de Voyageur – « Vous êtes en train de me dire que cela ne sert à rien de pester contre l’injustice ? – Je vous dis juste de ne pas espérer que justice soit faite, Samar Dev. Ni dans ce monde ni dans celui d’après. – Dans ce cas, qu’est-ce qui vous pousse à avancer, Voyageur ? Qu’est-ce qui vous force à mettre un pied devant l’autre, vous rapprochant ainsi de la destinée qui vous attend ? »

Il y a ceux qui refuse de céder à cette tentation de rendre sentence, tel Spinnock Durav : "Je ne jugerai pas. Pas même cette vie qui est la mienne. Je ne jugerai pas... Il y a tant de faiblesses dans ce monde. De toutes sortes. De toutes sortes..."

Et il y a des forces qui veillent, indifférentes aux soubresauts des misérables existences qui rampent sous elles, jusqu'à cet instant où elles doivent rendre une justice dépourvue de tout sentiment :
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Prenez la figure la plus tragique. Anomander Rake porte Dragnipur, il porte ce fardeau de dispenser cette condamnation à un enfer. Tout le poids de cette responsabilité pèse sur lui. Est-ce que la conscience d'un homme peut supporter de rendre cette justice ?
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Davier est sa figure inversée, parangon d'une justice sans doute ni remords, un assassin en somme.

Kallor est pour sa part comme un Anomander Rake qui aurait renoncé. Il embrasse le monde comme un chaos sans cause ni raison suspendu au-dessus du néant. L'idée même de justice est une funeste illusion pour lui : son errance est celle d'un boeuf qui aurait perdu son chariot et en nierait jusqu'à l'existence. – « Kallor n’était pas n’importe qui. Non, le grand roi était unique. Dans sa férocité, dans sa volonté obstinée de vivre. Dans la fournaise sèche de la haine qui tourbillonnait en permanence autour de lui. »

A toi de choisir, lecteur, sur quoi fonder ton espoir. Mais médite ces paroles de Couteaux : « L’âme ne connaît pas plus grande angoisse que de prendre une inspiration qui commence dans l’amour et s’achève dans le chagrin. »

Vivre c'est exister dans un intervalle, un battement de coeur dont le bégaiement suivant n'est jamais sûr.

Même si ta vie est courte, comme celle du dieu-enfant, elle porte en elle cette opportunité. Fossé le sait :
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Dans cet espace se trouve toute l'étendue du contraste entre les deux villes de ce roman, l'une éteinte, l'autre vivante, Corail la noire, plongée dans l'obscurité d'une vie trop longue, Darujisthan qui brûle, vive, car la vie humaine est courte.

Alors pour rendre justice à cette vie, il faut être témoin. Le martyr est ce témoin d'une promesse qui a été faite, non uniquement par la mémoire qu'il conserve des paroles et des faits, tel Kruppe dans ce roman, mais par sa vie même, par le feu qui anime son être ici et maintenant, dans cet intervalle que nous nommons existence.

Méditons enfin ces paroles de Kruppe, face au conteur muet, toujours muet au dernier instant : « Le barde est demeuré assis, la tête inclinée, et dans quelques instants il dira merci. Mais pour l’heure il garde le silence, et quant aux autres choses qu’il souhaiterait ajouter, cela se passe entre lui et Kruppe, et personne d’autre. Pêcheur demeure assis, la tête inclinée. Et dans le même temps, un ancien dieu pleure. L’histoire est terminée. Finie. Dansez dans votre chair, dansez dans votre esprit. Soyez témoins ! »

"La rançon des molosses" est un monolithe, impressionnant, intimidant, rebutant penseront certains, mais, à son ombre, se trouve un havre accueillant à nos doutes et faiblesses, un lieu rare dans la fantasy moderne.

En route maintenant pour la dernière étape de ce voyage.
Modifié en dernier par HerrFranz le mar. 15 oct. 2024 21:26, modifié 1 fois.

Re: Critique ! [Le Livre des Martyrs - Steven Erikson]

4068
Enfin, je suis arrivé au bout du cycle.
C'était loooooooonnnnnnnnngggg. J'ai attaqué en mai 2023. Et je n'ai lu que ça (hors BD). Bon j'avais aussi d'autre occupations à côté.
Pas fâché d'en avoir terminé et de passer à autre chose.
J'ai plutôt apprécié dans l'ensemble.
Les points positifs "pour moi":
- l'intrigue
- la diversité des lieux, des races, des protagonistes
- les brûleurs de pont et les osseleurs
- Karsa orlong, Tehol & bugg, Anomander
- les Tomes se passant sur Genabackis globalement et le Tome 3, quelle claque
Les points négatifs "pour moi":
-les très (trop) nombreuses longueurs. on dit que certains aiment bien le son de leur propre voix, Steven Erikson aime bien le son de sa machine à écrire apparemment. Et sa préface dans le 1er Tome ma hérissé le poil. Un peu prétentieux le garçon (avis personnel).
-toute la partie sur les Tistes Edur. c'était chiant à mort.
-le Tome 9. Il fait ça au tome 2, je te jure j'arrête le cycle.
-le mélancolie globale qui découle de se cycle. Y a quand même pas beaucoup de moments réjouissants (merci Tehol & Bugg).

Et pour finir mon classement par ordre de préférence: 3 / 1 / 8 / 10 / 2 / 4 / 6 / 7 / 5 / 9

Re: Critique ! [Le Livre des Martyrs - Steven Erikson]

4072
HerrFranz, j'ai rarement vu un retour aussi détaillé et "profond" dans les thèmes abordés :)

je suis en plein dedans aussi (dans ce tome 8), malheureusement à une période où je lis peu.

j'ai lu 500 pages en quasiment 3 mois et... qu'est ce que pavé est en effet un bloc froid, glacé dont se dégage une telle mélancolie...

et je trouve que tout est long, long...

après 500 pages, on commence à être un peu plus dans chacun des arcs narratifs mais... que de longueurs, qu'est-ce qu'il se passe peu de choses au final, tellement il y a d'arcs justement.

par contre, vous me faites très peur... pourquoi le tome 9 est-il jugé si mauvais par certains ??

Re: Critique ! [Le Livre des Martyrs - Steven Erikson]

4074
Tenaka_Pop' a écrit : ven. 4 oct. 2024 17:12
par contre, vous me faites très peur... pourquoi le tome 9 est-il jugé si mauvais par certains ??
La fin est en 2 Tomes (9 & 10).
Dans le 9 on a donc la mise en place du grand final.
J'ai bien positionné le 10 dans mon classement pour la conclusion du cycle, parce que la 1ère moitié du 10 allait en fin de classement avec le 9 pour moi.

Re: Critique ! [Le Livre des Martyrs - Steven Erikson]

4076
Tenaka_Pop' a écrit : jeu. 10 oct. 2024 18:10 Oooo combien réjouissant :D

100 pages plus loin, je trouve toujours le 8 tellement long... lent... et on a l'impression que c'est d'un immobilisme (sans bien savoir vers où l'on va (comme tout Erikson ceci dit)...
C'est l'atmosphère du tome 8 qui te déplaît, je pense. Ça ne changera pas vraiment même si la dernière partie est plus "rythmée". Je viens de débuter le tome 9 et le ciel est plus clair.

Re: Critique ! [Le Livre des Martyrs - Steven Erikson]

4077
L'ambiance de ce huitième tome est effectivement particulière. Ca passe ou ça casse j'ai l'impression.

C'est personnellement l'un des tomes que j'ai préféré, avec le 6. J'aime beaucoup les Tistes Andii et la mélancolie qui se dégage de leur peuple. ^_^
Le tome 9 redevient plus consensuel dans son ambiance, pour préparer le grand final.
"Libre à vous d'aller lire autre chose de plus franc du collier" La Cité de soie et d'Acier, de Mike, Louise et Linda Carey

"Nous sommes faits de l'étoffe dont sont tissés les vents" La Horde du contrevent, Alain Damasio

Re: Critique ! [Le Livre des Martyrs - Steven Erikson]

4078
Je ressors du premier tome, surprise et bien plus optimiste que je ne l'attendais ! Je pensais trouver trop de complexité, de l'ennui sur des longueurs, un manque d'attachement aux personnages trop nombreux et puis finalement, rien de tout ça. C'est une lecture que j'ai beaucoup apprécié et si ce n'est pas le meilleur des tomes, alors le meilleur est devant moi !

Je me suis laissée prendre au jeu par cette histoire, par ce monde immense et par tous ces points de vue, ces quêtes différentes. Je n'ai peut-être pas tout saisi (ce qui me semble plus que normal), mais bien assez pour apprécier déjà la grandeur de l'histoire qui se dessine. Le final m'a paru un peu rapide par rapport à toute l'exposition du premier tome, je sens malgré tout qu'il tient certaines promesses et que j'en découvrirais bien d'autres par la suite. J'ai eu des moments de frissons et d'autres où j'étais complètement perdue et suivais le train en marche, mais à la fin, je me dis : pourquoi pas ? Je me vois bien lire la suite même si je sais que je ne lirais pas cette série aussi vite que je le voudrais. La vie étant ce qu'elle est, j'ai dû faire une pause de quelques jours avant de lire les 300 dernières pages et je sentais déjà un manque de motivation à reprendre le fil. Pourtant, dès que je me concentre un peu, la lecture se fait toute seule et j'ai envie de savoir ce qui va arriver (dans l'immédiat) aux personnages. Je poursuivrais donc l'aventure, j'ai pris autant de notes que possible pour pouvoir simplifier le retour à la lecture, et je lirais sûrement un résumé pour saisir à nouveau le moindre des détails et apprécier d'autant plus ce qu'ils disséminent dans l'histoire.

Je ne sais toujours pas où je vais et j'ai une légère crainte d'être déçue (car quand on promet de l'épique, du grandiose, on n'a pas envie de passer à côté), mais je me dis que si j'ai aimé ce premier tome, la suite devrait suivre le même chemin ! :)
« Le Seigneur Ogion est un grand mage. Il te fait beaucoup d’honneur en te formant. Mais demande-toi, mon enfant, si tout ce qu’il t’a enseigné ne se résume pas finalement à écouter ton cœur. » - Tehanu, Ursula K Le Guin

Re: Critique ! [Le Livre des Martyrs - Steven Erikson]

4079
Merci à HerrFranz et S'ren pour leur retour :)

j'en suis un peu plus loin, aux alentours de la page 820 je crois, et j'avoue avoir plus accroché.

Les passages avec les Tiiste Andii sont quand même trop lancinants à mon goût, et longs, mais j'accroche plus au tome dans son entier.

en fait, à partir du moment ou certains événements se passent en milieu de livre, on sent que cela bouge enfin et que ce n'est plus un long fleuve gelé qui se déroule devant nous. il y a de nouveau des événements qui bousculent nos personnages, de l'émotion qui se dégage tout de même (enfin ! à part de la mélancolie) et on a (j'ai) envie envie de savoir la suite :)

c'est bon de retrouver le sentiment du "waw, ces livres sont tellement ambitieux" revenir.

Re: Critique ! [Le Livre des Martyrs - Steven Erikson]

4080
Aventurine a écrit : dim. 13 oct. 2024 17:09 Je ressors du premier tome, surprise et bien plus optimiste que je ne l'attendais ! Je pensais trouver trop de complexité, de l'ennui sur des longueurs, un manque d'attachement aux personnages trop nombreux et puis finalement, rien de tout ça. C'est une lecture que j'ai beaucoup apprécié et si ce n'est pas le meilleur des tomes, alors le meilleur est devant moi !

Je me suis laissée prendre au jeu par cette histoire, par ce monde immense et par tous ces points de vue, ces quêtes différentes. Je n'ai peut-être pas tout saisi (ce qui me semble plus que normal), mais bien assez pour apprécier déjà la grandeur de l'histoire qui se dessine. Le final m'a paru un peu rapide par rapport à toute l'exposition du premier tome, je sens malgré tout qu'il tient certaines promesses et que j'en découvrirais bien d'autres par la suite. J'ai eu des moments de frissons et d'autres où j'étais complètement perdue et suivais le train en marche, mais à la fin, je me dis : pourquoi pas ? Je me vois bien lire la suite même si je sais que je ne lirais pas cette série aussi vite que je le voudrais. La vie étant ce qu'elle est, j'ai dû faire une pause de quelques jours avant de lire les 300 dernières pages et je sentais déjà un manque de motivation à reprendre le fil. Pourtant, dès que je me concentre un peu, la lecture se fait toute seule et j'ai envie de savoir ce qui va arriver (dans l'immédiat) aux personnages. Je poursuivrais donc l'aventure, j'ai pris autant de notes que possible pour pouvoir simplifier le retour à la lecture, et je lirais sûrement un résumé pour saisir à nouveau le moindre des détails et apprécier d'autant plus ce qu'ils disséminent dans l'histoire.

Je ne sais toujours pas où je vais et j'ai une légère crainte d'être déçue (car quand on promet de l'épique, du grandiose, on n'a pas envie de passer à côté), mais je me dis que si j'ai aimé ce premier tome, la suite devrait suivre le même chemin ! :)
ton ressenti est je crois celui de beaucoup de lecteurs.

en fait, ce cycle, j'ai le sentiment que c'est un mélange d'admiration et d'excitation devant l'énormité de ce qui se passe et la frustration que ça ne s'emballe jamais assez et de ne pas tout saisir à la première lecture.

mais ça en vaut tout de même vachement la peine :)