Re: Critique ! [Le Livre des Martyrs - Steven Erikson]

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Parfois je dis : tentons d’être joyeux
et ceci me semble modestie
tant est creusée désormais la déserte mesure
à laquelle fut promis le grain.
Et parfois je pense : tentons d’être graves,
qu’il ne soit jamais dit que jaillisse pour moi
le sang du veau gras ;
et cela encore me semble modestie.
Mais assurément, à qui comble
d’hypothèses le désert,
d’images l’obscure nuit, mon âme,
à celui-là il sera dit : tu as reçu ta récompense.

Cristina C.

Avec ce dernier livre, « Le Dieu Estropié », viendrait l'heure du jugement : le jugement qui attend les personnages, la sentence définitive sur l'oeuvre.

Toutefois, auparavant, il me faut évoquer ce soldat malazéen dont, comme pour tant d'autres de ses camarades, on ne connaîtra jamais le nom d'origine, ce soldat qui passe presqu'inaperçu mais qui nous rappelle son existence parfois, le soldat Tout ça pour ça.

Je ne me souviens plus dans quel volume il apparaît. Certains lecteurs prétendent l'avoir découvert au troisième livre, d'autres au cinquième, les plus nombreux au huitième. Je pense qu'il est dissimulé dans chacun des opus, une jureuse à la main, prête à être lancée en plein milieu du visage penché sur les pages, comme une présence invisible.

Mais tout commence - certains penseront que tout finit aussi - par une absence, un vide angoissant : ainsi le livre 1 est comme une spirale autour des Osseleurs et de Tavore, qui s'approche mais n'atteint jamais ce coeur de notre questionnement. Quel sort leur a été réservé ? Quel jugement ont-ils affronté ?

Puisqu’il faut se prononcer sur la valeur d’une création, pensons à l'obsession des Forkruls Assail pour leur idéal de pureté, ce peuple qui s'empare de cette soif inextinguible d'ordonner le monde, de lui trouver un sens au-delà de ce qu'il nous offre pourtant librement. C'est Calme qui nous délivre l'idéal, perverti par l'intransigeance, des Purs :
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C'est un aveuglement identique qui atteint Tanakalian. Ce dernier est persuadé que sa foi n'est pas compatible avec une humanité décevante, qu'il lui faut plutôt trahir ses congénères que l'idée qu'il se fait de son engagement religieux.
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Cette folie de justice résonne en écho à travers le roman, jusqu'au Rivage où s'affrontent Lumière et Ténèbres. Elle instille le doute même au coeur d'une lutte pour la survie des Trembles dans l'esprit de leur souveraine.
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Pour les Forkruls Assail, ce monde est imparfait, l'humanité n'a pas accompli les promesses qu'il recelait. Cette déception fait dire à Révérence – « L’humanité sera jugée. Ce monde blessé, brisé, sera jugé. » Mais nos Purs ne comprennent pas que l'échec de la création est en eux : ils ne peuvent que vouloir une justice épuratrice, car ils n'imaginent pas pouvoir rendre bon ce qu'ils considèrent mauvais. Or avant de vouloir améliorer le monde il faut d'abord l'aimer car seul ce qui recèle à nos yeux une once de beauté vaut d'être cultivé. L'amour se présente avant la justice.

En contrepoint à cette quête de pureté, de transcendance figée, il y a ces divinités qui mesurent leur perfectionnement par leurs doutes, leur faiblesse, en un mot leur humanité : le Dieu Estropié, Cotillon, Maël.
C'est ce parcours d'humanisation qu'a connu le Dieu Estropié, en étant soumis, démembré, enchaîné comme l'humanité l'est à sa condition mortelle –
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Cotillon,
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Ce que se voit offrir le Dieu Estropié, Korabas, Icarium, Tavore, eux qui ont été sacrifiés et reçoivent un amour sans conditions, des malazéens, des T'lan Imass, de Silchas Ruin et ses éleints, de Mappo.
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Goule – « Qui est l’ennemi ? L’ennemi, c’est le renoncement. Où se situe le champ de bataille ? Au cœur du désespoir. »

Le cheminement des Osseleurs à travers le Désert de verre paraîtra sans fin à certains lecteurs. Mais ce parcours est celui qui doit les mener jusqu'à l'abandon complet, au désespoir absolu.
Aranict a pleinement conscience qu'elle contemple le lieu où sombre toute espérance –
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Agir sans témoins, c'est agir face à sa seule conscience, dans son humanité dépouillée, c’est agir selon la seule foi en la valeur de la création.

Tavore ne peut rien offrir, rien promettre de concret. Elle ne peut conduire les Osseleurs qu'à ce lieu où il ne reste plus rien que l'acceptation de son sort et la seule foi en cette frêle femme qui ne demande que la confiance sans contrepartie ni récompense.
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Tavore pousse les Osseleurs jusqu'aux confins de leurs certitudes, à l'extrême lisière de la réconfortante raison, là où le vide tend ses bras.
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Et il n'y a rien d'étonnant à ce qu'Erikson fasse se rencontrer les Osseleurs et le Serpent. Car qu'y a-t-il de plus grave que ce regard que portent les enfants sur la création, cette gravité de la découverte et de l'étonnement, cette innocence qui fait que pour eux tout est recréé ? Ces enfants rendent justice à ce monde en découvrant son infinie générosité, en saisissant chaque chose offerte comme un cadeau, un jouet.
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La nuit de la mutinerie est aussi celle de l'introspection, et dans les deux cas c’est une lutte qui se livre. Face à la mort et au vide, certains, trop raisonnables, se débattent, tel Blistig qui refuse de renoncer, d'autres se mettent à placer leur vie dans l'abandon.
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Krughava a ressenti la valeur de ce en quoi elle a décidé librement et sans certitude de croire, en renonçant, à la différence de Tanakalian, aux vérités sans ombres de son engagement au sein des Casques Gris.
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Et ce hurlement, cet appel sans écho.
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Dans ce cri se trouve, entier, l'espoir angoissé jeté à la voûte céleste, froide et silencieuse.

Alors que penser du soldat Tout ça pour ça qui menace le lecteur de sa jureuse depuis tant de pages ? Est-il le véritable protagoniste de ce Livre des Martyrs ? Je l'ignore. Mais à ceux qui ont cru reconnaître son ombre omniprésente, je ne peux qu'écrire que je l'ai baptisé du nom de gratitude. Gratitude envers Steven Erikson, envers Emmanuel Chastellière et Nicolas Merrien, envers les éditions Léha.

Comme le dit Ben le Vif à Kalam – « Tu dis que Tavore demande, parce que c’est ce qui convient. Mais son frère, il se contente d’escompter. »

Je leur ai fait confiance à tous et ils ne pouvaient qu'espérer que leur promesse comblerait mes attentes.

Qu'attendre de plus que la foi, l'espérance et l'amour ?

Re: Critique ! [Le Livre des Martyrs - Steven Erikson]

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Merci pour tes mots, @HerrFranz. Tu as su faire remonter tous les souvenirs de cette saga et l'émotion qui va avec.
Je crois que ces romans font partis des livres qui m'ont le plus changée :rouge:

J'ai (enfin) reçu l'édition collector de The Broken Binding des trois premiers tomes. Ce sont des beautés ! Aucun regret malgré le prix élevé. Et je vais pouvoir les découvrir en VO bientôt ^_^
"Libre à vous d'aller lire autre chose de plus franc du collier" La Cité de soie et d'Acier, de Mike, Louise et Linda Carey

"Nous sommes faits de l'étoffe dont sont tissés les vents" La Horde du contrevent, Alain Damasio

Re: Critique ! [Le Livre des Martyrs - Steven Erikson]

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S'ren a écrit : sam. 8 mars 2025 14:01 Merci pour tes mots, @HerrFranz. Tu as su faire remonter tous les souvenirs de cette saga et l'émotion qui va avec.
Je crois que ces romans font partis des livres qui m'ont le plus changée :rouge:

J'ai (enfin) reçu l'édition collector de The Broken Binding des trois premiers tomes. Ce sont des beautés ! Aucun regret malgré le prix élevé. Et je vais pouvoir les découvrir en VO bientôt ^_^
Hello S’ren. Pour ma part ça aura été un beau périple. Ces romans sont comme une maison aux mille fenêtres : chaque lecteur peut prendre plaisir à un paysage ou un autre, sans épuiser la fraîcheur de chaque perspective. Il peut aussi craindre les courants d’air. Erikson attend son lecteur en un lieu particulier - il n’en fait pas mystère - et pour certains, dont toi et moi si je ne me trompe pas, ce lieu était celui qui nous convenait. En ce sens la promesse est tenue, même si ce n’est pas pour chaque lecteur – sans aucun jugement de valeur de ma part.