Fini de lire
Le tournoi des preux, et c’est encore un beau cru de Jaworski. Comme évoqué plus haut par d’autres commentateurs, l’écriture est magnifique par sa recherche. Le roman prend un temps, que tous n’aimeront pas, pour installer la présence de la terre et des campagnes dans l’identité du duché de Bromael et y dessiner les conventions sociales de la courtoisie. Je ne suis pas familier des romans médiévaux, mais un certain humour absurde affleure çà et là. Et après un roman et plusieurs recueils de nouvelles, il est amusant de repérer des noms et visages connus et autres petites références, bien qu’elles ne soient absolument pas indispensables pour la compréhension du récit.
Le rythme est plus surprenant : un peu à l’image des rois du monde, le récit alterne entre ellipses et retours en arrière, et parfois annonce la conclusion d’un évènement avant de le décrire. Parmi d’autres procédés, cela permet de surprendre le lecteur, de se focaliser sur la description des évènements plus que leur résolution, mais c’est l’antithèse d’un « page-turner ». Je ne serais pas surpris si « le conte de l’assassin », le deuxième volet dont le narrateur sera différent, se passe chronologiquement avant le premier, pour expliquer par quelles manœuvres la répudiation de la duchesse Audéharde a été obtenue.
S’il y a aussi une marque de fabrique de Jaworski qui est bien présente, et pour le coup, qui était déjà présente dans la nouvelle où Aedan apparaissait pour la première fois, c’est l’accomplissement par les protagonistes de grands exploits inutiles ou dont le résultat a des conséquences négatives
► Afficher le texte
Benvenuto accomplissait de grands crimes, une évasion spectaculaire… qui aboutissent à installer un despote à la tête de la république, et cela simplement parce qu’il est payé pour. Bellovèse se bat pour l’oncle qui a tué son père et a cherché à le faire tuer, sauve le siège de cet oncle et l’y réinstalle alors qu’il l’avait presque perdu, simplement pour voir cet oncle tout gâcher (certes pour tenir un serment religieux). Aedan se fait le champion d’une dame et finit par commettre un crime et se faire une assez puissante ennemie, simplement pour gagner du temps sur son voyage (à destination de laquelle il manquera de peu de mourir). Ici, les protagonistes, les chevaliers du dedans, parviennent à remporter la première journée, en ayant essuyé force horions, et tout ce qu’ils y gagnent vraiment, c’est un second service qui se passe encore plus mal, tout cela alors que la narratrice nous a déjà annoncé le gâchis que représentait cette mêlée. De même, Aedan parvient à retrouver les enfants enlevés, mais ne les délivre pas et ne semble pas se questionner outre mesure sur le pourquoi des agissements des elfes.
Supputations ludiques entre lecteurs :► Afficher le texte
Identité de la narratrice et sa localisation :
Certains l’ont déjà deviné, la narratrice est Lusinga : par la référence au peigne qui la liait à un chevalier elfe dans la troisième hypostase, par les livres partiellement brûlés par un incendie duquel elle a réchappé, par la mention d’un archimage elfe comme mentor, par ses ambitions perdues à Ciudalia… cependant, sa situation reste très floue, aussi bien temporelle que géographique.
Temporelle, parce que la narratrice précise qu’elle venait d’entrer dans cette maison alors que le tournoi avait lieu, mais plutôt dans le récit, elle parle du texte de l’aventure du mort jaloux comme l’oeuvre de Devin de Belcatsel, auteur qu’elle indique être au crépuscule de sa vie à l’époque des évènements, et mort depuis. Ce qui signifie qu’au moment où elle s’exprime, il s’est déjà passé au moins quelques années, sinon plus.
Géographique, parce que la maison où elle se trouve est composite, faite de plusieurs styles (ciudaliens, ressiniens, elfiques) appartenant à diverses contrées du Vieux Royaume. De sa fenêtre qui donne sur le jardin, elle peut voir l’horizon bleuté de golfes, de forêts et de montagnes lointaines. La demeure se trouve donc près de la mer. La région où elle est sise n’est pas Llewynned ou les 5 vallées, puisque la narratrice suppose que c’est pour entre autre la délivrer que les 3 elfes ont quitté leur propre contrée.
La demeure semble particulièrement vaste avec ses galeries et patios… et vide de domestiques. Les cours intérieures sont si sombres que la narratrice doit s’y déplacer avec une bougie, malgré la présence de moucharabiehs. L’aile ressinienne, comporte une bibliothèque assez vaste pour être comparée à la grande bibliothèque d’Elyssa pour l’académie. D’ailleurs, le jardin sauvage, l’aspect désolé de la bâtisse alors qu’elle regorge de trésors livresques suggère qu’elle se trouve dans un endroit peu accessible et isolée… à moins que ce ne soit la réputation du maître des lieux qui tiennent tout curieux à l’écart.
Un détail intrigant est que la narratrice se trouve toujours cloitrée dans une maison dont elle a pourtant les clés. Elle pourrait donc s’échapper d’une maison dont elle craint les autres habitants (elle craint d’attirer leur attention par le simple fait de donner un coup de balai dans ses appartements). Sachant qu’elle espère qu’il n’y a pas d’autre trousseau de clefs que celui qu’elle détient, cela signifie que les voisins en question sont aussi des prisonniers, ou en tout cas qu’ils ne sont pas totalement libres de leurs mouvements. Comment font-ils pour se nourrir ? à moins qu’ils n’en aient pas besoin. L’ancien propriétaire est enfermé dans la cave, mais il semble plus libre de ses mouvements la nuit, suggérant une nature fantastique.
Un des voisins est dit avoir été un des déclencheurs de la guerre. Dans une maison emplie de livres, je me demande s’il ne s’agit pas de Benvenuto ayant embrassé sa carrière d’écrivain.
Autre détail, la narratrice n’est pas la propriétaire de la maison, mais certaines pièces contiennent des objets qui lui ont appartenu. Il est néanmoins possible que ses effets aient été offerts au véritable propriétaire en sus de sa personne.
Elle affirme qu’elle aurait pu se rendre au tournoi, donc de façon physique : elle n’est donc pas à priori, un fantôme. Mirabilis vient d’ailleurs manger dans son assiette.
L’aspect d’abandon de la bâtisse, le caractère fantastique de ses habitants, ou du moins de son propriétaire, me suggère que l’endroit soit partiellement ou totalement situé dans l’entremonde/l’empyrée, plutôt que dans le monde physique. Si
Césarino sénateur, ou l’absence de Belisario :
Dans Gagner la guerre, le retour de Belisario laissait présager que Belisario, l’héritier du podestat, allait être enchaîné à son destin curial. Or c’est son cousin que l’on retrouve sénateur ! Soit les Rasicari ont tellement pâti de la guerre civile Ciudalienne que Césarino a récupéré le siège de sa famille d’origine, soit il a récupéré celui du Podestat, dont il était un héritier supplétif. Donc soit le Podestat est décédé, ou plus probablement, il jouit d’un nouveau statut supérieur à celui de sénateur, et a transmis son propre siège, voire en a créé d’autres pour sa Maison. Dans tous les cas, où est passé Belisario ? Il a été éduqué et fait chevalier par l’Ordre du sacre, il est le frère de la nouvelle duchesse, un de ses compagnons, Sornehan de Landefride, est un cousin de Lanval, l’héritier ducal… il ne manque donc pas de liens dans le roman qui nous occupe. Pourtant il n’est mentionné qu’une seule fois, sans être nommé, par Blancandin, lorsque celui-ci énonce que le Sacre pourrait soutenir Clarissima. Au passage, on peut se demander la raison de la présence de Césarino. Le fait qu’il possède des armoiries et soit équipé en chevalier à la mode bromalloise suggère qu’il est plus présent en Bromael qu’à Ciudalia : il n’aurait pas besoin d’un tel équipement s’il n’était présent que pour une brève visite. Ce qui est surprenant pour un sénateur. Sa présence soutenue a-t-elle pour raison d’épauler Clarissima ou pour la surveiller, puisqu’elle s’était jouée de lui dans le précédent roman ?
Les enfants :
je trouve qu’il y a un parallèle curieux entre les enfants enlevés par les elfes, le fait qu’ils les habillent richement, les sélectionnent pour la maîtrise de la magie au profit d’une enchanteresse peu scrupuleuse, et les enfants prématurément vieillis et richement habillés mentionnés dans « Gagner la guerre ». à se demander si elle n’est pas aussi à l’origine de l’infortune de ces derniers. On frémit à l’idée alors de ce qui risque d’arriver à la plupart de ces enfants quand la Lissandière enjoint les elfes à ne pas hésiter à écrémer.
Restauration de la Leomance
On le sait à la fin de « Gagner la guerre », Léonide Ducatore a conclu par le truchement de Sassanos un arrangement avec les deux archontes du culte du Désséché. Ceux-ci cherchant à restaurer le royaume de Léomance, Le podestat cherche probablement à leur faire élire comme héritier du royaume un membre de sa lignée. Belisario pourrait être ce candidat… ou bien le fils de Clarissima ? Celle-ci a nommé l’enfant qu’elle a eu de Ganelon « Laegaire ». Comme les chevaliers s’en offusquent, il s’agit d’un nom d’empereur. Toutefois, le dernier empereur à avoir porté ce nom est Laegaire III, qui s’est distingué en créant la religion cyclothéiste, pour harmoniser les cultes. Ce que les archontes et leurs partisans au sein du culte considèrent comme une hérésie. La question est de savoir à quel point Clarissima est au courant des projets de son paternel. Si elle l’est, elle cherche sans doute à promouvoir son fils comme candidat au trône de Léomance. Mais son rejeton est-il le candidat du Podestat, ou un concurrent ? Cette deuxième possibilité lui offrant une manière de revanche contre son père.
Signification de noms :
Méléagant, dans la légende arthurienne, est le chevalier félon qui enlève la reine Guenièvre. Dans le roman, il est celui qui enlève la duchesse. Ouacre a un nom auquel il ne manque qu’un p en initial, au vu de ses coups-fourré.
Frère Calliphore est un nécromant du culte du desséché, les croquemorts du vieux royaume. Calliphora est un genre de mouche particulièrement attirée par les cadavres.
Nécrophore taricheutès : taricheutès est un mot grec désignant une embaumer.
Sinon, pour la suite, j’ai hâte de voir la tête de Méléagant quand il rentrera dans son château à la Castlevania et en découvrira les probables nouveaux occupants, qui risquent de bien y correspondre.