Difficile de dire ce qu'on attend quand on ouvre un livre. Pour ma part, j'essaie d'en savoir le moins possible, surtout quand je découvre un auteur. C'était le cas avec
Lavinia pour U. Le Guin. J'avais déjà lu l'adaptation d'Homère par Gemmel dans sa trilogie sur Troie, et en espérais autant. En vérité ce fut aussi bien, mais assez différent. Le style de l'auteure m'a tout de suite enchantée par sa précision et sa simplicité, et surtout, ce qui m'incite toujours à l'optimisme pour un livre, dès les premières pages Lavinia sortait du livre, parlant déjà de sa propre voix, tandis que le Latium d'avant Rome s'animait, bien vivant lui aussi, avec sa rumeur, ses odeurs, ses bruissements d'Italie qui me revenaient en mémoire, ainsi que des réminiscences de mes cours de latin. J'aimais Lavinia avant d'apprécier l'intrigue, j'attendais Enée avec elle, goûtant déjà la particularité narrative de l'ouvrage : tout lecteur un tant soit peu cultivé sait déjà comment le livre va s'achever :
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l'amour d'Enée et Lavinia est condamné avant même d'avoir commencé, et l'histoire se lit d'un rythme un peu inquiet, cette épée de Damoclès au-dessus de la tête.
Pour ma part, toutefois, ce n'est pas l'arrivée d'Enée qui m'a fait basculer d'un bon à un très bon roman, comme si, finalement, l'auteure nous enseignait, entre autre sage précepte, que la vie d'une femme ne se définit pas à l'aune du prince qu'elle espère. La bascule se fait plutôt
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dans la forêt où Lavinia se rend, seule, inspirée par ses lares tutélaires, et ce que lui en a enseigné son père.
Moment décisif, où en même temps que l'indépendance de son héroïne, le roman de Le Guin s'avère sans doute inspiré de
La mort de Virgile d'Herman Broch, publié en 1945 (magnifique roman, d'ailleurs, que je conseille vivement.)
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La rencontre avec l'âme, ou le fantôme, on ne sait, de Virgile embarqué sur le navire où il va bientôt mourir, craignant de ne pouvoir achever son Enéide,
fonctionne peu à peu comme un métatexte fascinant : à quel point un auteur est-il le démiurge tout-puissant de ses personnages, dans quelle mesure, au contraire, ses personnages lui échappent-ils pour vivre leur propre vie, lui dictant les lignes qui s'écrivent, presque malgré lui, sous sa plume inspirée ? Comme pour toutes les questions décisives, il n'y a pas de réponse simple, et Ursula Le Guin se garde bien d'en donner une claire ou définitive. Laissée en suspens, posée, déclinée,
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elle noue la relation subtile et d'une infinie mélancolie, entre Lavinia et Virgile, tout en scellant la rencontre qui n'a pas encore eu lieu, et dont la jeune fille porte déjà, comme la force des amours impossibles, l'inexorable deuil. Les échanges entre l'auteur et son personnage, le décalage étrange dans le temps, permettent aussi de poser habilement la problématique de la liberté et du déterminisme, singularisée ici par le medium plus spécifique de la question de l'écriture.
Ensuite, on se laisse happer par l'histoire épique bien connue, renouvelée cependant par la voix si vivante de Lavinia, ses craintes, ses doutes, son amour pour Enée. La voix d'une femme qui a vécu, souffert, aimé, qui pourrait être celle d'une femme d'aujourd'hui - pas d'une adolescente attardée ou d'un guerrier de pacotille, insultant à tout-va.Et puis l'inéluctable arrive ; tour de force narratif ou naïveté de ma part, j'avais continué à espérer que cela n'arriverait pas,
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qu'Enée échapperait au destin promis par l'auteur-démiurge avec lequel Lavinia avait conversé sous les ramures d'une forêt enchantée
. Mais cela arrive, et raconté de quelle manière… Je pleure rarement en lisant, très rarement. Mais là, la gorge nouée, je l'ai fait. Echo personnel, peut-être, mais il me semble que la portée de cette mort, de la fin de cet amour, de ce deuil, tire sa force de sa triste universalité : quel que soit notre âge, notre histoire, notre prétendue lucidité, même si nous croyons toujours savoir qu'un jour les êtres que nous aimons mourrons, peut-être avant-nous, comme Lavinia le savait, sans l'ombre d'un doute, nous souffrons atrocement lorsque ce jour arrive, aussi démunis que des enfants. Ainsi l'héroïne du livre. Et pourtant, la vie continue. Ultime leçon d'Ursula Le Guin, elle-même si proche des dernières années lorsqu'elle écrivait ces lignes, qui pourrait là aussi sembler triviale si elle n'était pas si douloureusement vraie : nous continuons à vivre, et peu à peu, nous oublions les morts. Pas complètement, mais assez pour avancer, malgré tout.
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Lavinia le fait, pour sa terre, son fils, le nom d'Enée. C'est une femme de foi, aussi, cela compte.
Livre à lire, donc, selon moi, et qui reste.