Ah, moi je me souviens très bien...C'était à la mi-avril, plein printemps, dans les arbres bordant l'avenue près de chez moi la verdure était revenue, les nichées d'autobus dégorgeaient déjà leurs premiers minivans inexpérimentés qui s'écrasaient sur la tronche des passants, faute de savoir passer la première. Le soleil commençait à s'incruster, quelques vieillards impatients mouraient déjà d'insolation, à la télé on annonçait l'augmentation du prix des cigarettes, de la TVA et des cas de tuberculose.Bref, tout semblait parfaitement normal.Et puis, ce matin-là, quand je me suis réveillé avec mon habituelle envie d'un café bien serré, j'ai eu un drôle de pressentiment. Enfin, drôle, c'est façon de parler, hein. Tout d'abord, le réveil-matin électrique n'avait pas sonné. Il était éteint. J'ai consulté ma montre. 10:38. Mauvais présage quand on a un CDD et qu'on doit embaucher à 7:00. Bon, tant pis, comme on dit chez les orgues au rabais.La tête dans le fondement, je me suis levé tant bien que mal, et plutôt mal que bien. Tant qu'à faire, je me suis dit que j'allais me taper un petit déj' super comack, le temps de réfléchir à l'excuse que je pourrais trouver pour mon futur ex-patron intérimaire. Arrivé dans la cuisine, première série de désillusions : le frigo était en panne, plus d'électricité, et un mot de ma dulcinée était coincé sous ce magnet hideux d'Alabator. Elle m'y annonçait succintement et avec une orthographe toujours aussi approximative (mais elle avait d'autres arguments) que j'étais un connard impuissant et qu'elle me quittait. Ah.Du coup, je me suis souvenu qu'effectivement, à mon réveil je n'avais pas senti ses courbes voluptueuses à côté de moi dans le lit. Bah, c'est la vie.J'étais en train de me creuser la tête pour deviner comment, à ma place, McGyver se serait fait chauffer un café sans électricité dans un appart sans le gaz (débouche-évier+chewing-gum trempé dans du liquide vaisselle ?) quand on a frappé à la porte. Je suis allé ouvrir.C'était la proprio, Mamita, qui dans ses bons jours ressemble à une souris albinos sous acide. Là, manifestement, elle n'était pas dans un bon jour. Elle m'a regardé fixement de ses yeux cerclés de rouge en me tendant une enveloppe. Que j'ai prise, avec délicatesse et un sourire poli. Et puis elle a poussé un cri horrible et elle a détalé. Exactement comme une sourisAlors et seulement alors, je me suis rendu compte que j'avais oublié de parer mon corps d'athlète de quelques atours bienséants. J'étais à oilpé. Comme je suis philosophe, je me suis dit que ça lui ferait un beau sujet de fantasme, à la Mamita.J'ai refermé la porte et ouvert l'enveloppe : j'étais viré de l'appart. Pétition des locataires, bla-bla, musique trop forte, 3 mois de loyer en retard, bla-bla, recours possible devant les tribunaux, mais, en gros : "Prépare la vaseline, mon gars".J'ai regardé par la fenêtre. Il faisait beau. Puisque je ne pouvais pas prendre mon café dans mon chez moi qui serait bientôt chez quelqu'un d'autre, j'ai décidé d'aller le savourer dehors, et de préférence en terrasse. Je suis retourné dans la chambre, j'ai enfilé quelques fringues à peu près propres, j'ai vérifié ma fortune (5€38), et je suis sorti. Direction : mon troquet préféré, la Dernière Chance. J'ai toujours aimé ce nom, rapport à Jack London sûrement. Et puis, chez Ahmed il y a une terrasse. Pour cloper, c'est mieux.Vérification faite, je n'avais plus de clopes. N'importe.Et j'avais oublié un autre détail : juste devant la porte de mon immeuble, ils avaient défoncé le trottoir pour changer une conduite de quelque chose. Comme j'étais encore un peu dans le gaz, je me suis viandé royalement, et j'en ai profité pour me bousiller une cheville en tombant sur un des ouvriers, au fond. Il l'a mal pris et m'a balancé un pain, peut-être même plusieurs. La suite est un peu confuse. Bref, après un léger coma, je me suis réveillé au poste. Déposition, alcooltest, prise d'empreintes. Après 12 heures de garde à vue pour vérifier mes dires, on m'a relâché.J'avais toujours envie de mon café. En claudiquant pire que Quasimodo sous acide, j'ai donc parcouru les 400 mètres qui séparent le poste de police du rade d'Ahmed, où je suis entré triomphalement. Quoique légèrement essoufflé, mais j'ai fait bonne figure. Enfin, je crois.Cet enfoiré m'a aussitôt rappelé le montant de mon ardoise, sur un ton quasiment accusateur, et il m'a menacé de ne plus me servir si je ne réglais pas mes prochaines consommations rubis sur l'ongle.Royal, je lui ai balancé mes 5€38 sur le zinc, et je me suis payé le luxe de lui dire que cette fois-ci je ne boirais pas mon kawa debout devant sa trogne d'avorté, mais assis, en salle, comme un seigneur. Il en est resté tout con. Mais comme il l'était déjà, à mon avis ça ne lui a pas demandé trop d'effort.Et juste pour le faire iech, je suis allé m'asseoir dans le nouveau box qu'il avait fait installer au fond de la salle, celui pompeusement estampillé "Espace Internet". Il est vraiment con, Ahmed : il croit que ce genre de gadget va attirer du monde. Bref.Je me suis assis. Cette buse m'a apporté mon noir et est repartie sans me rendre ma monnaie. M'en foutais. Face à moi, l'écran de l'ordinateur m'avait déjà hypnotisé. Apparemment, la dernière personne à l'avoir utilisé l'avait laissé allumé. GOOGLE, y'avait marqué. Et en dessous, sur la ligne qu'apparemment on peut remplir, en admettant qu'on sache se servir d'un clavier, évidemment : Elbakin.net. Après un tel début de journée, je me suis dit que je n'avais plus rien à perdre.J'ai appuyé sur la touche "Entrée"... Voilà, vous savez tout, ou presque.
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