J’ai enfin terminé
Les Souvenirs de la Glace…

Je m’excuse d’avance, je ne vais pas réussir à faire court

La première chose qui me frappe maintenant que j’ai achevé ma lecture, c’est l’incroyable densité de ce tome ! J’ai, en fait, presque l’impression d’avoir lu plusieurs livres, le nombre de thèmes, d’arcs narratifs (et leur ampleur) étant assez ahurissant.
Dès le prologue, on comprend qu’avec ce tome, Erikson semble vouloir lever une partie du voile reposant sur les zones d’ombres de son cycle, mais aussi sur son envergure démesurée. Les premiers chapitres des
Jardins de la Lune couvraient une période de 10 ans. Ici, c’est 300 000 ans !
Cette envergure pourrait effrayer, pourtant, bien au contraire, tout le début des Souvenirs de la Glace va en partie se concentrer sur le fait d’expliciter les enjeux du récit global
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avec l’introduction du Dieu Estropié et de ses machinations
et de son univers (les garennes, l’ascendance, les maisons Azath, cela principalement via Paran et Renarde Argentée). À mon sens, c’est en réalité le tome le plus limpide depuis le début du cycle, et qui clarifie même bien des points obscurs des 2 livres précédents.
D’ailleurs, un léger bémol à ce niveau (qui ne concerne fort heureusement que de rares cas) : le parti pris d’Erikson (de plonger le lecteur dans des scènes parfois uniquement compréhensibles rétrospectivement) montre parfois ses limites dans certaines de ces révélations, ou plutôt leurs mises en scène.
En effet, certaines des révélations (du fait de leur complexité) se limitent parfois à un simple dialogue d’exposition « pourquoi, comment » entre 2 personnages
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En fait, ici, je pense tout particulièrement à l’explication de la chute de Fener, scène du deuxième tome particulièrement difficile à comprendre lors de la lecture de ce dernier (au minimum concernant les causes de cette chute), ici expliqué en un dialogue aussi touffu qu’expéditif d’Anomander Rake.
J’ai tendance à préférer quand ce type de révélation est directement imbriqué dans récit, de manière organique, dans l’action. Ou alors quand Erikson parvient à nous faire reconstituer le puzzle par nous-même, sans qu’un dialogue explicite clairement quoi que ce soit. C’est heureusement le cas la majorité des fois.
C’est ensuite un réel plaisir de retrouver les Brûleurs de Ponts et leurs antagonistes du premier tome, désormais alliés. Je suis en général bon client des histoires d’ennemis qui se retrouvent forcés à faire alliance, du fait des circonstances, et celle-ci est particulièrement bien menée.
Cette rencontre forcée entre les deux camps va donner lieu à une succession de scènes mémorables (que ce soit par leur tension, la justesse des relations et interactions, voir l’humour de certaines situations), le tout admirablement bien servi par le casting quatre étoile mis en place par Erikson (réunir sous une tente Anomander Rake, Mésangeais, Dujek, Caladan Rumin, Ben le Vif, Kallor, Kruppe, Renard argentée, et bien d’autres, crée nécessairement un cocktail détonnant).
Surtout, cela va permettre à Erikson de déployer une histoire aux multiples arcs et thèmes, qui m’ont pour le plupart pris aux tripes à un moment ou un autre.
Car, les
Souvenirs de la Glace a été, me concernant, un tourbillon d’émotion.
C’est toujours aussi décomplexé, donc on passe du rire à l’horreur pure, de la poésie et des considérations historico-philosophique (le passé et le point de vue d’archéologue de l’auteur est, selon moi, une des grandes forces de la saga) aux scènes grivoises (les diverses "chevauchée" d’Hetan, jusqu’aux plus improbables

) ou directement sorties de la fantasy bad ass la plus régressive et jouissive qui soit.
Et encore une fois, la densité et la richesse de livre sont saisissantes :
Il n’y a quasiment aucun manichéisme dans cette histoire (à l’exception de quelques crevures ou fanatiques que l’on va adorer détester). Que ce soit du côtés des « bons » ou de leurs opposants, Erikson construit constamment des personnages complexes. Les plus admirables ne sont pas exempt de défauts, de parts d’ombres, ou d’actes discutables (voir pire). Leurs antagonistes ont des mobiles qui demeurent généralement compréhensibles, une histoire nous permettant de saisir leur personnalité et actions, ou bénéficient au moins d'une scène qui nuance notre jugement.
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Par exemple, l’oraclodomin faisant preuve de pitié envers Toc le Jeune et se remémorant ses jeunes années.
D’ailleurs, maintenant que la menace de la saga est enfin révélée, je dois dire que je la trouve vraiment brillante.
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Ce dieu estropié et enchaîné (difficile de ne pas comprendre qu’il désire s’évader et se venger du monde), ainsi que le Domin du Pannion qui en est une manifestation, est thématiquement passionnant.
Ce n’est, ni plus ni moins, que la brutalité, le chaos et l’horreur de l’existence que nos héros doivent affronter :
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Regarde-moi, regarde ce personnage brisé, en ruine. Ma maison reflétera ce que tu as sous les yeux. À présent, jette un œil sur le monde qui s'étend au-delà, sur le cauchemar de douleur et d'échec qu'est le domaine mortel. Très bientôt, mes fidèles se compteront par légions entières.
À ce niveau, les Tenescowris (l’armée de paysans fanatiques et affamés du Pannion) en est sans doute l‘image la plus sidérante, offrant au livre ses moment les plus cauchemardesques et horriblement stupéfiants (comment stopper une armée issue de la misère et de la famine).
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Et pourtant, même eux ont droit à un point de vue nuancé et une rédemption inattendu.
J’adore les idées développées au sujet des dieux et de l’ascendance : où les croyances sont plus ou moins les mêmes depuis l’aube des temps, évoluant quelque peu ou ressurgissant au gré des êtres (souvent des mortels devenant des mythes
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Traque et Grognard dans ce tome, avant eux l’Empereur et Danseur
qui prennent possession de leurs trônes, devenant des dieux (encore une fois, je pense que le point de vue de l’archéologue n’est pas étranger à la richesse de cette symbolique).
Le livre paraît vouloir dresser le portrait sans concession de ce qu’il y a de pire, mais aussi de meilleur dans l’existence humaine (même s’il faut avouer que le premier aspect surnage quelque peu par rapport au second). Opposés aux horreurs du Pannion, nous avons droit à de superbe récit d’amitié et d’humanité
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Toc le Jeune et Outil, Mésangeais et Anomander Rake
, d’histoire d’amour
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Mésangeais et Korlat
et d’actes les plus nobles.
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le don d’Itkovian.
Erikson excelle une nouvelle fois à conférer un souffle épique à ses scènes d’action. La siège de Capustan me restera longtemps en mémoire. J’ai rarement lu une bataille arrivant à ce point à me faire ressentir le sentiment d’horreur absolu, d’apocalypse, du chaos de fureur et de sang d’un champ de bataille. Où même les actes de courage sont empreints de barbarie.
Cela m’amène d’ailleurs à deux grosses réussites du roman : Grognard (un personnage d’emblée mythique à mes yeux, qui personnifie toute l’ambivalence de la guerre
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je ne suis pas prêt d’oublier les scènes de la tunique de l’enfant mort devenant un étendard, ou de l’immeuble transformé en pile de cadavres, de bile et de sang
et les épées grises. Je ne pensais qu’Erikson arriverait à m’intéresser autant à ce groupe de mercenaires. La palme revenant sans hésitation à Itkovian, dont le portrait et le récit sont à mes yeux incroyablement beaux et touchants.
La bataille de Capustan aurait d’ailleurs pu être le final du roman (on est à bout de souffle lorsqu’elle s’achève) et pourtant Erikson choisit de continuer, amenant son histoire dans des directions étonnantes. Certains pourront y voir un ventre mou, pour moi, cette partie et ce qui s’y passe prend tout son sens rétrospectivement, une fois que l’on a pris en pleine gueule l’uppercut des 100 dernières pages !
Car le final est dantesque, mais aussi et surtout dantesque émotionnellement !
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Quel jeu de massacre, quelle douloureuse victoire… Je ne suis pas encore remis de la disparition de Mésangeais et de la quasi totalité des Brûleurs de Ponts.
Et avec tout ça, je n’ai même pas réussi à évoquer la mémorable apparition des terribles K’Chain Che Malle, Dame Envie et ses incroyables Segulehs, les amants perdus que sont Togg et Fanderay, le récit de la naissance de Brûleurs de Ponts
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façonnés par le désert du Raraku
, les T’lan Imass qui passent de la typique armée de morts vivants à un peuple dont l’histoire est magnifiquement tragique
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les scènes du second rassemblement, puis du don d’Itkovian sont superbes
, de la mhybe (cette mère qui doit accepter de se laisser dévorer par son enfant, et qui trouve un parallèle, une opposition thématique étonnante avec l’histoire de la matriarche K’Chain Che Male, mère à l’amour abusif et destructeur (physiquement et psychologiquement)), le dilemme de Caladan Rumin, le portrait des Tiste Andii et de Rake qui gagne en profondeur (êtres à la recherche d’idéaux illusoires afin de supporter leur existence sans fin), des dieux barghast ou de l’incroyable combat de Gogues pour être accepté par les clans, et j’en passe. Un livre énorme à tous les niveaux !
Pour le moment le livre ne me sort pas de la tête. Certains personnages sont entrés dans mon panthéons personnel des personnages cultes de la pop culture, même chose pour nombre de scènes marquantes.
Et cet épilogue désenchanté et mélancolique… Brûleurs de Ponts, premiers entrés, derniers sortis ! Et dire que ce n’est que le troisième livre du cycle !