Bonjour
Retour sur ma lecture du livre "Les Souvenirs de la Glace".
Quelle densité. Plus de 1100 pages mais rien n'est à ôter. Même ce qui pourrait paraître incongru (les pérégrinations avec Bauchelain et Korbal Broche) est comme la trop brève respiration d'un air vicié pendant une descente interminable en apnée. Il serait présomptueux de résumer le thème, les motifs et l'intrigue de cet ouvrage : voilà donc un exercice auquel je vais me prêter.
La douleur. La douleur qu'on éprouve, la douleur qu'on inflige, la douleur qu'on éprouve en l'infligeant, la douleur qu'on recueille et qu'on soulage. Et ce que cette douleur crée en nous. Pour un livre de fantasy épique, Erikson ne s'accorde aucune facilité. Mais s'il a choisi un thème aussi ardu c'est également en amoureux de la littérature de genre qu'il a décidé de s'exprimer. Et dans ce domaine il relève le gant avec brio tant les morceaux de bravoure sont nombreux.
Dès le prologue, le ton est donné.
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Erikson évoque deux génocides. L'un, qui survient dès l'origine et s'étend sur des millénaires, est celui d'un peuple sur un autre, les T'lan Imass ne se définissant plus que par leur obsession de venger l'injustice dont ils ont été victimes, sans se soucier de distinguer au sein du peuple jaghut les innocents de leurs bourreaux. L'autre se déroule dans un empire, parachèvement de la civilisation, et est l'oeuvre d'un dirigeant sur ses propres sujets.
Pour Erikson, la naissance et l'apogée de la civilisation sont bâties sur un même ossuaire.
Les scènes épiques sont conduites de main de maître -
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Grognard et Itkovian lors du siège de Capustan - le baroud d'honneur des Brûleurs de Ponts à Corail - le duel de Gogues avec le fils d'Humbrall Taur
- resteront longtemps dans ma mémoire. Toutefois ce qui m'a marqué dans ces combats c'est la manière dont les corps des combattants ne se distinguaient plus les uns des autres : mort ou survivant c'est la même marée de sang et de chair qui submerge les adversaires. On ne parvient à reconnaître le vainqueur que parce qu'il s'extrait du sommet du charnier. Chez Erikson il n'y a pas de gloire dans la bataille.
Mais comment s'en étonner puisque la "surface prend la forme de ce qui gît en profondeur". Dès lors ces scènes épiques sont d'abord l'expression d'une violence qui ne connait pas de fin, un éternel retour.
Dans un ouvrage de fantasy classique, la tension aurait atteint son climax
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à l'issue de la bataille de Capustan et les troupes de l'Oracle aurait été défaites dans le même mouvement qui aurait vu la reprise de la cité.
Mais ce dont nous parle Erikson ce n'est pas d'une victoire militaire, anecdote dans une histoire multimillénaire de massacres : c'est ce qui se passe après. Que fait-on de sa victoire, que fait-on pour les morts, pour ceux qui restent et pour les bourreaux ?
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C'est toute la question qui occupe le dernier tiers du livre.
Ganoes Paran exprime l'angoisse de chacun : "La douleur obscurcissait le monde. La douleur disloquait, changeait la chair et les os d'un être en une maison étrangère de laquelle il était impossible de s'enfuir". Le livre distille une suite de marques de souffrance
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depuis les maux de ventre de Ganoes Paran, la défiguration et le martyr de Toc, le vieillissement vampirique de la Mybhe, les Tenescowris, image de l'humanité qui se dévore elle-même, la culpabilité de Renarde Argentée à l'égard de sa mère, la tunique d'un enfant mort comme étendard...
J'aime beaucoup les personnages de la famille Paran. Ganoes, tout comme sa soeur Félisine, est réticent à s'ouvrir, à se découvrir; il y a dans cette famille comme une peur : "Plus d'un philosophe a affirmé que nous demeurions des enfants à jamais, profondément enfouis sous les strates rigides qui composent l'armure de l'âge adulte. Cette carapace nous embarrasse, restreint le corps et l'âme qu'elle héberge. Mais elle nous protège, également".
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Ce livre c'est aussi celui de son voyage jusqu'à accepter de devenir un véritable Brûleur de Ponts, rejoindre une véritable communauté.
La douleur existe. Il nous faut apprendre à l'accepter même si elle nous change. Car de ce changement, nous laisse entendre Erikson, peut naître un bien.
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Orfantal à Korlat : "L'ennemi a été détruit, Korlat. En restant à mes côtés, tu ne ferais que protéger le coeur qui bat en toi. Tu l'empêcherais de ressentir la souffrance. La perte. Soeur, ton coeur mérite mieux que cela. Descends, à présent. Le deuil est le don des vivants."
La plus ancienne souffrance qui nous soit donnée à connaître est celle des Tistes Andii, peuple de la perte,
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car enfants de Ténèbre, première déesse issue du Chaos originel, atteints de la mélancolie de la créature qui se voit dans sa finitude. Ici la métaphore de la chaîne de Dragnipur est saisissante : pour éviter de plonger dans le Chaos, l'ordre créé par la Ténèbre doit, dans un sacrifice sans fin, engloutir les êtres.
Mais d'où vient cette douleur ? D'un Mal qu'on ne peut pas extirper ou bien de l'instinct de domination de certains ?
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Dame Envie ne se rassure-t-elle pas lorsqu'elle dit : "La vengeance n'est qu'une excuse. C'est l'ambition qui guide le Dieu Estropié. La soit de pouvoir constitue le noyau de son coeur pourrissant et rabougri". Et la réponse de K'rul n'est-elle pas déjà une annonce, toute imprégnée de sagesse normande, de ce qui sera la grande interrogation de la saga : "Peut-être que oui, peut-être que non. Le temps nous le dira".
Erikson prend au sérieux la question du Mal et ne veut certainement pas la réduire à la figure convenue de l'Antagoniste, si chère à la fantasy.
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Le Dieu Estropié est un faux adversaire puisque la source du Mal est bien antérieure à son apparition dans ce monde.
Mais si le Mal n'est que la perpétuation du cycle de la douleur, est-il possible d'y mettre un terme ?
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Ainsi les Moranths ont cessé la guerre sans fin avec les Tistes Edur pour devenir leurs amis ce qui leur a valu d'être rejetés par les Barghasts. Retors l'exprime : "Et en leur parlant, nous nous sommes rendus compte qu'ils étaient aussi perdus que nous...".
Il existe donc l'empathie, ce sentiment naturel, et même plus : la compassion, la miséricorde et le pardon.
Itkovian est la figure de ce que peut un humain sur la voie de la compassion,
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jusqu'à son propre sacrifice.
Itkovian : "Nous autres humains ne comprenons rien à la compassion. A chaque instant de notre vie, nous trahissons ce concept. Certes, nous en connaissons l'importance, et cependant, même en le sachant, nous lui attachons de la valeur, nous nous gardons de l'offrir, persuadés qu'elle doit se mériter, T'lan Imass. La compassion n'a pas de prix, au sens propre du terme. Il nous faut l'accorder en toute liberté. Et à profusion."
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La terreur d'Anaster lorsqu'Itkovian lui dit : "Il y a du désespoir en vous. Je vais vous l'ôter, monsieur, et avec lui s'en ira le fardeau de votre existence." Jusqu'où peut aller la compassion lorsque la souffrance est devenue la seule chose qui constitue l'identité d'une personne ? N'est-elle pas une nouvelle forme de violence ?
Mais même ainsi il en faut plus pour relever certaines âmes : pour la miséricorde et le pardon il faut espérer une puissance plus grande.
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C'est le rôle dévolu à Renarde Argentée.
Pran Chole lui répond qu'Itkovian n'a pas racheté les T'lan Imass - seule elle est en mesure de le faire - après tout n'y a-t-il pas trois personnes en elle ? - mais qu'il a redonné vie à leurs souvenirs et que c'est à eux qu'ils retourneront lorsqu'elle les libérera. Grâce à lui et par la foi qu'ils ont en elle ils ne craignent plus que ce soit le néant qui les attendent.
Mais cette rédemption ne sera pas accordée à tous. "Pour tout ce qui adviendra à l'avenir, n'oubliez pas de pardonner (...) mais sachez également que votre pardon ne devra pas toujours être accordé gratuitement.(...) Dans certains cas le pardon se doit d'être refusé".
Toutefois la compassion n'est-elle pas aussi un piège ?
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'N'est-ce pas ce que promet le Dieu Estropié lorqu'il explique au Jaghut que, dans sa Maison des Chaînes, personne "ne sera plein et entier, que ce soit en chair ou en esprit". Offrir une place aux gens blessés, sans les juger.
Chez Erikson il y a tous ces moments où la "piétaille" discute, souvent sur une colline ou au bord de la route où passent les gens d'importance, mi-blasée, mi-goguenarde, décalant notre regard des grands enjeux pour ramener l'existence à ce qu'elle a de plus concret : la camaraderie bravache, une ironie mordante, une amitié qui refuse de s'épancher pour mieux se laisser deviner. Piocheuse et Mêle, je vous aime. Et les Irréguliers de Mott sont comme le rappel des personnages du petit peuple des comédies shakespeariennes, faussement bêtes mais bien plus lucides que les héros du récit. D'ailleurs Bauchelain ne s'en plaint-il pas auprès de Grognard : "Le manque de respect constitue l'un des à-côtés les plus néfastes de l'éducation de masse".
J'ignore tout des convictions profondes de l'auteur mais il est évident que les interrogations d'Erikson ressortissent à un vocabulaire et à des figures qui imprègnent certaines traditions philosophiques et religieuses.
Voilà il y aurait tant d'autres choses à relater
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L'amitié de Toc le Jeune et d'Onos Out’Ilan, l'amour de Mésangeai et Korlat, les retrouvailles de Togg et Fanderay après des millénaires de solitude, la mort nue et brutale de Mésangeai
mais j'ai déjà été trop bavard alors que je n'ai qu'entamé de déplier les multiples couches et motifs de ce livre.
Je voudrais simplement finir en citant Kruppe, ce personnage si plein de tragique derrière ses airs de bouffon :
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"Quand donc viendront ces ténèbres miséricordieuses afin que la cécité bénie vienne englober nos propres personnes, autorisant ainsi la subite inspiration révèlant la duperie des duperies..." "Kruppe prie, oh comme il prie, pour que les ténèbres jamais ne tombent. (...) La mule en a été témoin, après tout, et voyez la pauvre bête... épuisée par ce que ses yeux n'ont pu s'empêcher de contempler. Epuisée à en frôler la mort à force d'empathie."
Merci M. Erikson