Je suis d'accord avec Malkus et Merwin Tonnel : la notion de "littéraire" est assez vague pour terminer d'embrouiller le débat, ce qui est dommage, parce que le sujet de départ me paraît très intéressant.La bonne fantasy doit-elle être compliquée ? J'aurais tendance à répondre non, mais il faut distinguer plusieurs choses : la longueur, la complexité de l'univers, son caractère facilement "abordable" ou non, et l'angle d'attaque choisi par l'auteur (les techniques de narration en général et le style en particulier).Pour ce qui est de la longueur, je rejoins ce qui a déjà été dit : la longueur d'un livre ou d'un cycle ne fait pas tout, loin de là. Au contraire, même ! Combien de cycles de fantasy ou de SF dont j'ai entendu parler et qui, dans l'abstrait, m'intéresseraient, mais que je n'ai pas envie de lire simplement parce qu'ils sont
beaucoup trop longs ! Un cycle long est toujours un pari sur le fait que le résultat final sera intéressant, or il se trouve que tous les cycles sont menacés de s'enliser dans leurs propres péripéties à force d'accumuler les volumes et les rebondissements. Pour reprendre les critères archiclassiques d'Aristote, une bonne histoire ne doit pas multiplier inutilement les péripéties : elle doit être tendue en permanence vers le dénouement, comme un ressort. Ce qui m'a frappé dans
L'Assassin royal (que j'ai lu en VO, et seulement parce qu'une amie m'a perfidement offert le premier tome

), c'est justement la maîtrise de l'organisation générale de l'histoire : chaque volume reprend et développe l'univers et les personnages, mais possède une forte unité d'intrigue. Je ne sais pas à quoi peut ressembler le même cycle lu en VF en jesaispascombien de volumes, mais ça doit casser complètement cette impression d'une structure bien charpentée... Le SDA, de son côté, est un cas à part, puisque c'est
un seul livre, qui n'a rien à voir dans sa construction avec une trilogie.A l'inverse, des oeuvres courtes et concises sont parfois beaucoup plus frappantes qu'un énorme machin qui part en vrille. Les
Chroniques des Crépusculaires n'ont pas besoin de beaucoup de mots pour poser un univers à l'identité forte et y raconter une histoire (pour reprendre ce qui a été dit plus haut à propos du côté frustrant de l'histoire qui se termine trop vite sans laisser le temps de voir l'univers, il faut remarquer que l'auteur a écrit aussi Abyme dans le même univers, et qu'un jeu de rôle a été tiré de ces deux livres, justement dans le but d'approfondir l'univers - mais ce n'est plus la même chose, car dans les livres l'histoire es fortement centrée sur les narrateurs, qui passent avant tout).
Bilbo le Hobbit est à la fois court et simple dans son intrigue, mais montre un art du récit consommé, sans parler des nouvelles de Tolkien, injustement méconnues, comme
Feuille, de Niggle ou
Le fermier Gilles de Ham (mais on passe à un format complètement différent).Pour ce qui est de la complexité de l'univers, il y a deux clichés qu'il est assez surprenant de voir si souvent ensemble à propos de la fantasy : d'un côté on la caractérise souvent comme le genre par excellence qui développe des univers foisonnants, et du coup peu accessibles, et de l'autre on lui reproche sa trop grande "simplicité" dans la reprise des stéréotypes, le manichéisme etc. Les auteurs ont visiblement tenté d'échapper au second reproche en travaillant sur le premier : dans les meilleurs cas, cela donne effectivement des univers plus amples, plus approfondis, plus matures, et parfois plus originaux. Dans les moins bons, cela donne surtout lieu à des histoires à rallonge, où on "multiplie les paramètres" (plus de personnages, de lieux, de péripéties, chronologie étalée sur des milliers d'années, etc) sans pour autant rendre les intrigues plus matures.Le grand intérêt de ces énormes univers, qui nécessitent des formats longs pour être explorés dans toute leur ampleur, c'est bien sûr de pouvoir s'immerger dedans, de retrouver les personnages, les lieux, de les voir évoluer, etc. Reste à savoir si l'univers en vaut la peine, si l'histoire et les personnages sont à la hauteur, et si l'auteur arrive à ficeler tout ça avec assez de virtuosité pour ne pas s'y perdre lui-même. Le gros problème, pour moi, c'est : toute cette machinerie et tous ces volumes en valent-ils toujours la peine ? Je suis tombé dans
L'Assassin royal petit à petit, et j'ai tout de suite adoré l'univers et les personnages (en partie grâce au style et à l'art de conteuse de Robin Hobb, qui a à mon avis d'indéniables qualités littéraires), mais une fois sorti de ce cycle-là, je ne vois pas trop l'intérêt de me plonger dans d'autres où il faudra de nouveau ingurgiter toute une masse d'informations avant de pouvoir profiter du livre.Ce qui m'amène au problème de l'accessibilité de l'univers. Dans le cas d'univers vastes et complexes, on assiste au développement d'une optique "réaliste", de plus en plus répandue, qui consiste à en gros être plus tolkienien que Tolkien, en poussant à fond l'exigence de crédibilité de l'univers. On a droit à toute une géographie, une histoire, une pseudo-anthropologie, etc. etc. avec des résultats plus ou moins heureux selon les auteurs. Ce qui donne lieu, finalement, à des romans qui cherchent à rivaliser avec le niveau de documentation d'un roman historique, sauf que la documentation porte sur un univers fictif. En analysant au couteau, cela veut dire que l'univers, au lieu de se contenter de servir de décor à l'histoire, devient de plus en plus envahissant et prend presque le pas sur l'histoire et les personnages. Pour se dépatouiller avec une masse d'informations pareilles, il y a en gros deux principes de construction possibles de l'univers, qui soit facilent soit compliquent l'accès au livre. D'un côté, une logique de "parataxe", qui consiste en gros à partir de deux-trois fondements très simples, et à broder autour en rajoutant plein de petits détails qui enrichissent l'ensemble sans pour autant se mettre en travers de la compréhension.
Harry Potter, par exemple, part d'un principe archi simple, connu des lecteurs : l'école. Tout l'intérêt des livres vient de ce que J K Rowling repense chacune des composantes de l'univers scolaires en imaginant que nous sommes dans une école de magie. Le lecteur peut admirer à loisir les détails sans jamais se perdre, ce qui facilite l'accès à l'univers. De l'autre côté, une logique d' "hypotaxe", qui prend à bras le corps le postulat d'un univers "historique" réaliste, et nous montre un monde aussi diversifié que le monde réel, c'est-à-dire toutes sortes de pays différents, ayant chacun leur dynastie, leur histoire, leurs factions, leurs complots, etc. et là c'est au lecteur de s'y retrouver.
Le Trône de fer et sa pléthore de personnages est un bon exemple de ce choix : je ne sais combien de familles, chacune comptant des dizaines de personnages, etc.
L'Assassin royal est un peu à mi-chemin entre les deux, car même s'il y a plusieurs duchés, la géographie de l'ensemble reste d'une complexité limitée et les complots tournent autour d'un nombre finalement assez réduit de protagonistes principaux. Cet angle d'attaque est probablement celui qui rend l'accès à l'univers le plus difficile, et personnellement je n'en suis pas fan.Restent les techniques de narration et le style. Elles comptent énormément aussi, car la lecture est beaucoup plus simple lorsque l'auteur reste attaché à un seul point de vue (Fitz dans
L'Assassin royal, avec récit à la première personne) que lorsqu'il jongle avec de multiples points de vue (
Les Aventuriers de la mer, Le Trône de Fer,
Le Disque-monde). La seconde technique a l'air beaucoup plus répandue, probablement parce que c'est elle qui "plonge" le lecteur dans l'intrigue le plus efficacement en termes de suspense, en lui exposant toutes sortes de sous-intrigues
in medias res et en lui laissant le soin de rassembler les pièces du puzzle petit à petit. Le problème de cette seconde technique, c'est que le lecteur peut aussi bien s'y perdre
vraiment et/ou en avoir marre (je me souviens d'avoir mis plus de temps à entrer dans l'univers des
Aventuriers de la mer, précisément parce qu'il n'y avait plus le récit à la première personne que j'avais tellement apprécié avec Fitz).Le style, enfin, est primordial, d'une parce qu'il montre la maîtrise de la langue qu'a l'auteur (et quand il la maîtrise mal, fait des fautes de syntaxe ou a un vocabulaire trop réduit, ça finit par se voir, forcément), de deux parce que c'est lui qui donne vraiment une voix propre aux personnages, et parfois (mais c'est plus rare) donne son cachet à l'univers tout entier. Dès la première page de
L'Assassin royal, on entend la voix de Fitz et on ne la quitte plus (et c'est excellent) ; les répliques de Burrich ou de Chade/Umbre sont elles aussi très reconnaissables, ils ne parlent pas de la même façon. Le cas d'un univers défini tout entier par la force du style est à mon avis l'une des techniques narratives les plus sous-exploitées en fantasy, alors même que c'est de là que viennent les plus grandes réussites : Le
Seigneur des Anneaux avec sa "patine" particulière, le
Disque-monde où
tout, même la façon dont la lumière circule, est humoristique. Plus récemment,
La Horde du Contrevent a marqué les esprits parce que Damasio utilise les deux à fond, ou en tout cas plus que beaucoup d'autres auteurs. Le problème étant que le recours à un style particulier nuit parfois à "l'accessibilité" de l'univers (cf. la Horde), ou peut rebuter certains lecteurs en cas d'incompatibilité d'humeur avec le ton adopté (on peut ne pas aimer le début de
L'Assassin royal...).Après balayage de tous ces paramètres, il me semble que la bonne fantasy n'a pas nécessairement besoin de recourir au cycle long, ni à un univers trop complexe, ni à une narration trop éclatée entre de multiples points de vue - autant de critères très à la mode, mais qui ne suffisent pas à faire l'intérêt d'un livre et parfois lui nuisent énormément. En revanche, elle doit être "compliquée" au niveau des techniques de narration de la même façon que l'intrigue de L'Assassin royal, par exemple, est compliquée : au sens où toute l'histoire est fortement charpentée et sous-tendue par une structure bien maîtrisée, pas nécessairement visible au premier abord, mais indispensable à l'équilibre des romans (l'auteur maîtrise son intrigue et n'est pas obligée de rajouter n volumes supplémentaires "parce que ses personnages lui ont échappé" !) ; et elle doit être compliquée au niveau de la recherche du style, qui est à l'univers de fantasy ce que le système de jeu est à l'univers de jeu de rôle : si le système n'est pas bien adapté à l'univers, celui-ci ne pourra jamais mettre en avant toute son originalité.Accessoirement, il y a tout un éventail de techniques narratives que la fantasy a délaissées au fil de son évolution générale, et qu'on ne retrouve que dans certaines oeuvres pour la jeunesse : je veux parler de la logique de conte. Mon exemple en l'occurrence est Le Magicien d'Oz, qui repose sur le principe du "deuxième monde", comme beaucoup de romans de fantasy, mais dont la logique et l'intrigue relèvent presque complètement du conte : intrigue linéaire, aux étapes simples et claires, avec des répétitions (les trois rencontres entre Dorothée et ses compagnons, les entrevues avec Oz, etc.), un univers simplissime et résolument non réaliste (un peuple à chaque point cardinal, peuples tous vêtus de la même couleur, la cité d'Oz où on porte des lunettes), peu ou pas de chronologie interne ("d'Histoire") et quasiment pas de pseuco-science (aucune explication "rationnelle" prétendant expliquer le fonctionnement de la magie des sorcières). Le merveilleux, dans de telles oeuvres, ne s'embarrasse pas d'une vraisemblance excessive et n'a aucun complexe d'infériorité vis-à-vis du "vrai monde", comme c'est le cas de beaucoup de romans de fantasy ; la cohérence de l'univers est beaucoup plus lâche, et s'autorise même une bonne dose de
nonsense. La fantasy aurait beaucoup à tirer d'un petit retour aux sources de ce côté-là...