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Il y a quelques jours, en commençant La Route perdue, j'ai été très amusé par une ellipse que fit Tolkien dans son premier chapitre. Il s'est trouvé à évoquer une histoire si horrible que, peut-être soucieux d'un jeune public éventuel (ses propres enfants ?), il l'a évacuée par une pirouette.Voici le passage, qui suit une conversation où Alboin a demandé à son père Oswin pourquoi il lui a donné un prénom aussi étrange :
"…et Oswin raconta à son fils l'histoire d'Alboin fils d'Audoin, le roi des Lombards ; et de la grande bataille entre les Lombards et les Gépides, dont le souvenir avait été terrible même au funeste sixième siècle ; et des rois Thurisind et Cunimund, et de Rosamunda. "Une vilaine histoire à raconter à l'heure du dodo, dit-il, terminant soudainement alors qu'Alboin buvait à même le crâne de Cunimund, orné de pierreries."
Le moins qu'on puisse dire, c'est que Tolkien demeure des plus allusifs quant à cette "vilaine histoire", du reste parfaitement historique, rapportée par Paul Diacre dans son Histoire des Lombards. Christopher Tolkien, dans son appareil de notes, rapporte cette histoire de façon assez précise… mais, comme Tolkien l'interrompt avant son dénouement qui mêle sexe et sang, Christopher Tolkien de son côté se contente d'évoquer comment Alboin fut assassiné par vengeance par sa femme Rosamunda, sans livrer de détails.Pour le plaisir très pervers de restituer l'intégralité du sous-texte, voici donc la "vilaine histoire" autour de laquelle Tolkien père & fils tournèrent si précautionneusement. Ames sensibles s'abstenir ! :ph34r:En 565, Alboin fils d'Audoin devint roi des Lombards. Peu de temps après (avant 568, date à laquelle il se lance à la conquête de l'Italie), il entra en guerre contre une autre nation germanique, les Gépides, qui occupaient la vallée du Danube. Il les vainquit, tua leur roi Cunimund (dont il avait déjà tué le frère Thurismond dix ans plus tôt…) et épousa, probablement de force, la fille de Cunimund, Rosamunda, qui devint donc reine des Lombards. Fidèle aux mœurs sauvages que les Germains avaient sans doute empruntées aux peuples scythes, Alboin trancha la tête de Cunimund, en scia la calotte crânienne et la fit sertir d'or et de pierreries pour la transformer en coupe. (Au VIIIème siècle, Paul Diacre affirmera avoir vu cette coupe dans le trésor d'un prince lombard.) Tolkien arrête son récit (très lacunaire) au moment où Alboin boit dans cette coupe au cours d'un banquet.Mais ce que Tolkien passe sous silence, c'est qu'au cours du même banquet, Alboin força sa femme à boire dans la même coupe, en public, en l'invitant "à boire avec allégresse avec son père". Horrifiée, humiliée, Rosamunda décida de tirer vengeance. En 572, elle se glissa de nuit dans le lit de la concubine d'un des proches de son mari ; après avoir couché avec le noble lombard en se faisant passer pour sa maîtresse, elle lui révéla son identité. L'adultère, chez les Germains, était puni de mort, de diverses manières assez horribles en fonction des peuples… Elle proposa alors un marché au malheureux lombard : soit elle l'accusait de viol, soit il tuait Alboin. Acculé, le guerrier assassina son roi, par traîtrise, pendant sa sieste…Ca m'a pas mal amusé de voir Tolkien faire l'ellipse sur les aspects les plus graveleux de l'histoire. Evidemment, ça ne servait guère son projet d'exalter l'héritage anglo-saxon (c'est-à-dire germanique) de l'Angleterre ! :mrgreen:

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Sarmate a écrit :Evidemment, ça ne servait guère son projet d'exalter l'héritage anglo-saxon (c'est-à-dire germanique) de l'Angleterre ! :mrgreen:
Peut être y-a-t’il de cela, je m’appuie sur pas grand-chose pour dire ça, mais je pense que cela tient surtout à Tolkien l’homme, pudique, qui a vécu dans un monde d’hommes.Mais ça n’enlève pas que Beren et Luthien ou même Aragorn et Arwen sont de grandes histoires d’amour, et que ces histoires comportent quelques passages quasiment érotiques.Je me souviens avoir lu un article une fois qui montrait que le départ de Bilbo de son trou était une parabole de l’enfantement (désolé si c’est cru :mrgreen:) et d’autres analogies de ce type : je trouve que c’est absolument vrai mais que c’est pointer son doigt sur quelque chose de tellement universel que ça n’est pas franchement indispensable de le relever.

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Petit commentaire vite fait : il y a ellipse, puisque cette histoire étant historique, il n'est pas besoin de la rapporter intégralement dans une histoire fictive, tant le non-dit a de force évocatrice chez Tolkien (j'avais imaginé tellement pire que ça ;) ).Ensuite, si je me souviens bien, Alboin et Oswin conviennent qu'il aurait été bienséant et adéquat d'avoir un autre "parrain", mais surtout ""Une vilaine histoire à raconter à l'heure du dodo"...tout est dit : prétendre que c'est une chose qu'il vaut mieux taire pour l'heure suppose que l'on la garde sous silence (sinon, quelle prétérition : "c'est une histoire horrible dont je ne devrais pas parler, mais je vais le faire quand même dans un souci d'exhaustivité")L'illusion d'historicité dans la Route Perdue tend à relier l'Angleterre moderne à Númenor en passant par les Lombards (dont l'existence historique confère une assise concrète, une marche consistante dans l'escalier chronologique). Aussi, quand l'on songe aux dépravations de la grande île (racontée dans cette présente histoire), il n'était pas forcément utile de rajouter une couche de violence et de cruauté.Mais c'était intéressant de lire ce passage en entier, merci de nous l'avoir fait partagé.

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Loin d'apprécier tout le contexte dans lequel se place se passage (n'ayant pas encore lu cet oeuvre), je suis fort étonné de voir Tolkien passer sur les aspects noirs de l'âme humaine. L'explication comme quoi
Evidemment, ça ne servait guère son projet d'exalter l'héritage anglo-saxon (c'est-à-dire germanique) de l'Angleterre ! mrgreen
ne me satisfait pas ou plutôt ne satisfait pas la vision que j'ai de l'homme. A croire qu'il ne choisi pas toujours de dépeindre toutes les facettes de l'âme. :p Quand j'aurais clos ce bouquin je comprendrai peut-être mieux le pourquoi.