On avait découvert Andrus Kivirähk en France avec le très bon
L'Homme qui savait la langue des serpents (
dont on parlait ici sur le forum), paru en 2013, qui a remporté le Grand Prix de l'Imaginaire 2014 dans la catégorie "roman étranger". Le Tripode a désormais traduit (paru il y a quelques semaines) un deuxième roman du même auteur :
Les Groseilles de novembre. Je l'ai lu et apprécié, alors j'ouvre un sujet à part entière pour vous en parler.

Le quatrième de couverture a écrit :Les Groseilles de novembreLire Andrus Kivirähk, c’est à chaque fois se donner la certitude que l’on va entrer de la façon la plus naturelle dans un monde proprement extraordinaire. L’Homme qui savait la langue des serpents (Le Tripode, 2013, Prix de l'Imaginaire 2014 du roman étranger) nous avait habitués à l’idée d’une époque où il était encore possible d’épouser des ours, d’avoir pour meilleur ami une vipère royale ou encore de voler dans les airs à l’aide d’ossements humains. Les Groseilles de novembre démontre un peu plus les talents de conteur de l’écrivain. Nous voici cette fois-ci immergés dans la vie quotidienne d’un village au Moyen-Âge où tout pourrait sembler normal et où, très vite, plus rien ne l’est. Les seigneurs sont dupés par leurs serfs, des démons maraudent, des vaches magiques paissent sur les rivages, les morts reviennent, le diable tient ses comptes, une sorcière prépare ses filtres dans la forêt et, partout, chaque jour, les jeux de l’amour et du désir tirent les ficelles de la vie. À la fois hilarant et cruel, farce moyenâgeuse et chronique fantastique, Les Groseilles de novembre est considéré en Estonie comme le meilleur roman d’Andrus Kivirähk.
Les groseilles de novembre, ce sont celles que les villageois emportent jusqu'à la croisée des chemins afin de tromper le Vieux Païen, comprenez le Diable, lorsque celui-ci leur demande de signer avec trois gouttes de sang les pactes qu'ils vont passer avec lui. Au lieu de sang, ils verseront quelques gouttes de jus de groseille. Grâce à ce jeu dangereux avec les puissances surnaturelles, plus d'un villageois peut améliorer son maigre train de vie, par exemple en obtenant du diable qu'il insuffle une âme à un kratt, un petit serviteur construit de bric et de broc avec des ustensiles domestiques et quelques branches, et qui peut ensuite accomplir toutes sortes de petites tâches à votre service, par exemple en allant chiper un gigot chez le voisin, une chope d'alcool à l'auberge ou quelques pièces d'or au manoir.C'est la chronique du quotidien d'un village dans une Estonie médiévale un peu rêvée, avant la conquête du pays par les chevaliers teutons. Un chapitre par jour pour suivre, pendant tout un mois de novembre à la météo particulièrement pourrie, les habitants de ce village ordinaire qui, finalement, ne l'est pas tant que ça.Il y a les gens du manoir, au service du baron, et puis il y a les gens plus modestes, comme Raagu Reïn, qui exècre le manoir et ne manque pas une occasion d'en dire du mal. Il y a les gens à peu près sages et intelligents, comme le régisseur Hans, le vieux granger avec sa pipe ou encore la sorcière, une femme qui a une queue au derrière et qui vit en bordure du village, prête à rendre service aux gens dans le besoin avec ses herbes, ses potions et ses trucs. Il y a les brutes comme Endel, et l'idiot du village, Jaan, dont tout le monde se moque à partir du jour où il mange du savon sans savoir ce que c'est. Il y a le pasteur Moosel, rempart spirituel de la communauté, mais pas exactement le plus futé du lot. Et il y a des gens cupides, avares, menteurs et trompeurs, c'est-à-dire un peu tout le monde, à commencer par les deux vieux Imbi et Ärni, toujours à l'affût d'une occasion de chapardage.Le surnaturel, la magie et la sorcellerie imprègnent chaque journée de la vie de ces villageois : le Diable et les démons aux formes très variées, mais aussi toutes sortes d'autres créatures comme les sucelaits qui s'en prennent aux vaches, ou les effrayantes chaussefroides, sans compter les feux follets, les ondines, et bien sûr les "simples" loups. Face à ces multiples voisins plus ou moins étranges et dangereux, chacun ne peut compter que sur sa prudence et sa ruse. Personne ne résiste à l'envie de se frotter au surnaturel, car c'est l'occasion rêvée d'arrondir ses fins de mois et d'accomplir quelques désirs plus ou moins avouables. Mais en cas d'échec ou d'imprévu, les conséquences peuvent être douloureuses voire mortelles, et les imprévus surgissent très souvent. C'est un monde étonnant et angoissant où tout, vraiment, peut arriver sans prévenir.
L'Homme qui savait la langue des serpents développait une intrigue très suivie et très cohérente centrée sur un petit nombre de personnages, et décrivait la décrépitude annoncée d'un monde merveilleux des origines dont on entrevoyait la grandeur au moment de sa disparition. Dans
Les Groseilles de novembre, nous sommes toujours plongés jusqu'au cou dans la mythologie estonienne, où nous croisons un surnaturel à la fois familier (le Diable et le merveilleux chrétien, certains personnages de contes très proches de nos contes d'Europe de l'Ouest) et souvent exotique (les kratts et bien d'autres créatures ou croyances sont inconnus sous nos latitudes). Et cette fois, le roman ne recherche pas une intrigue grandiose et bien suivie : il lance toutes sortes de fils qui, au début, peuvent donner l'impression d'une série de sketches décousus, mais qui s'organisent à mesure que les personnages interagissent et que leurs (més)aventures respectives s'entrecroisent. La période couverte, un mois dans un village parmi d'autres, cherche à faire imaginer une tranche de vie d'un monde paysan rêvé, où les plaisirs et les malheurs se succèdent comme dans un roman picaresque et où le dénouement ne bouleversera pas le monde entier, mais réserve tout de même aux personnages son lot de surprises bonnes et mauvaises.L'humour léger ou (plus souvent) grinçant voire noir alterne avec des situations inquiétantes, effrayantes ou franchement horribles, entrecoupées de moments de calme précaire. Les désirs et les frustrations, les disputes, les arnaques, les mensonges, les bagarres et les accidents, les retournements de situation brutaux pour le meilleur et pour le pire, le tout sous un ciel presque toujours grisâtre, pluvieux ou neigeux, bâtissent une atmosphère étrange, un mélange curieux de tragi-comédie sociale et de poésie fragile, qui fait penser à une rencontre entre les contes d'Andersen ou d'Isaac Bachevis Singer et un esprit pas si éloigné de la littérature russe (je pense à l'agitation dérisoire des personnages du
Révisor de Gogol). Le tout dans une logique qui relève vraiment de la fantasy : le rassemblement de multiples inspirations puisées dans les contes, les légendes et le folklore au service de l'élaboration d'un univers romanesque cohérent et haut en couleurs, qui se dévoile à nous par les yeux de toute une série de personnages.Un peu surpris au début par la différence de ton et de rythme avec
L'Homme qui savait la langue des serpents, j'ai tout de même très vite apprécié cet univers qui me donne très envie de découvrir de plus prè les contes et légendes dont s'est inspiré Kivirähk, et j'ai dévoré les chapitres à une vitesse exponentielle. J'espère que ce livre aura le même succès mérité, et que nous aurons d'autres occasions de lire Kivirähk en français à l'avenir !