Après la lecture de l’ouvrage « Le Souffle du Moissonneur », j’éprouve le sentiment d’un crépuscule qui drape lentement l’horizon. Alors la question du sens de cette grande fresque se posera. Mais pour l'heure c'est celle de l'existence de chacun d'entre nous qu'Erikson expose.
Une seule certitude pour l'auteur : « On ne possède pas la vie. Ce n'est qu'un souffle qui passe sur nos existences, le souffle de la mort, qui nous pousse, qui fait brûler la flamme, qui éteint l'étincelle.» Ce souffle de la mort, seule et incontestable réalité, pousse chacun à échafauder des espoirs et des désirs, frêles protections.
Certains inventent leur quête, quitte à s'imaginer une vie,
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comme Masquerouge qui entraîne tout un peuple vers sa destruction en se rêvant le plus éminent guerrier de la nation alêne. Il pressent un sens primordial, mais son obstination persistera, seule la lutte, qui lui donne le sentiment d'exister, compte.
« Et Masquerouge en était venu à comprendre la lutte – là, dans les yeux écarquillés des rodaras, la peur timide des myrides ; dans l’incrédulité d’un jeune guerrier mourant dans le sable soufflé par le vent; dans la compréhension d’une femme qui abandonne sa vie à l’enfant qu’elle a poussé entre ses jambes. Il avait vu des anciens, humains et animaux, se recroqueviller pour mourir; il avait vu d’autres personnes lutter pour leur dernier souffle avec toute la volonté qu’elles pouvaient rassembler. Pourtant, dans son cœur, il ne pouvait trouver aucune raison, aucune récompense l’attendant au-delà de cette lutte éternelle.»
Car il faut vivre avec cette inquiétude existentielle, cette conscience de notre propre finitude qui marche dans nos pas, toujours prête à nous saisir.
Icarium : «Quand nous devons attendre, notre esprit se remplit de boue, de pensées aléatoires comme autant de déchets. Quand nous sommes poussés à l’action, notre courant est rapide, l’eau semble claire, froide et vive.»
Udinaas est d'une totale lucidité au sujet de cette précarité de l'existence parce qu'en tant qu'esclave il a connu une entière incertitude : «Les esclaves doivent aiguiser tous leurs sens, Fear Sengar. Parce que nos maîtres sont inconstants. Tu peux te réveiller un matin avec un mal de dents, misérable et en colère, et en conséquence, une famille entière d’esclaves peut être dévastée avant que le soleil soit au zénith.»
Quand Silchas Ruin lui lance : "Je ne cache pas ce qui me motive", Udinaas n'a aucun mal à lui répondre, lui qui a perdu toute illusion : "La vengeance ? Eh bien, je suppose que c’est une bonne motivation – au moins pour un temps, et peut-être qu’un temps c’est tout ce qui t’intéresse vraiment. Mais soyons honnêtes, Silchas Ruin : en tant que seul sens donné à une existence, c’est une cause dérisoire et pathétique."
Et cette angoisse qui brûle en chacun de nous, lorsque nous cherchons avec fièvre à l'éteindre en dressant des remparts de convictions, nous laisse vulnérable aux manipulations de ceux qui nous promettent l'apaisement.
Karos Invictad l'expose sans fard à Tanal Yathvanar : « Il est possédé par la certitude. Il a une vision sûre du monde, c’est un homme qui a les bonnes réponses. (…) Un sujet sûr peut être influencé, transformé, il peut devenir un allié zélé. Il suffit de trouver ce qui le menace le plus. Faire naître la peur, brûler les fondements de leur certitude, puis leur offrir une autre façon de penser, de voir le monde, tout aussi certaine. (…) Non les convaincus ne sont pas nos ennemis. (…) Nos plus grands ennemis sont ceux qui sont dépourvus de certitudes. Ceux qui se posent des questions, ceux qui considèrent nos réponses claires avec un scepticisme inébranlable. (…) Je n’ai qu’une seule certitude. Le pouvoir façonne la face du monde.»
Mais Karos Invictad est lui-même une victime de cette illusion. Il pense être le maître du jeu en comprenant les soubassements de la réalité. Cette volonté d'analyse et de maîtrise tourne à l'obsession pour trouver une solution à chacune des énigmes, découvrir le mécanisme caché - l'insecte à deux têtes - derrière chaque chose. Même l’homme déchu, tombé dans la solitude du crime ou de l'exil, même l’homme qui se croit dépouillé des fausses valeurs, est livré au Souffle du Moissonneur.
Ce livre est une grande entreprise de déssillement et il revient aux personnages les plus sombres de nous amener à une plus profonde conscience - ou un renoncement plus définitif. Ainsi Plume Sorcière : «Pas de fin, dans ce monde immense et chaotique, aux illusions de ceux qui croyaient avoir été choisis. (…) Choisis. Soit nous le sommes tous, soit aucun d’entre nous ne l’est. Et si c’est le premier cas, alors nous serons tous confrontés au même juge, à la même justice – le riche, l’endetté, le maître, l’esclave, le meurtrier et la victime, le violeur et le violé, nous tous, alors priez tous – si cela vous aide – et regardez bien votre propre ombre. Pour elle, personne n’avait été choisi et aucun jugement dernier n’attendait les âmes. Chaque mortel était confronté à sa propre fin, puis à l’oubli.»
Alors quel espoir ? Peut-être la communauté ?
L'empire letherii croit en l'argent, cette valeur qui transcende la personne d'un empereur, y compris un usurpateur barbare.
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Mais la crise financière révèle la fragilité du fondement même de cette civilisation. Avec la disparition de la famille Sengar, l'orgueil conquérant du peuple des Tistes Edur prend fin.
Fear Sengar à Seren Pedac : « Nos âmes pourraient aussi bien être piégées dans un donjon hanté. Bien sûr, nous l’avons construit – chacun de nous – de nos propres mains, mais nous avons oublié la moitié des pièces, nous nous perdons dans les couloirs.»
C'est le groupe improbable formé autour de Silchas Ruin qui représente notre vanité à chercher une raison d'être ensemble.
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Rien ne lie ses membres et leur pérégrination ressemble davantage à une errance qu'à une glorieuse quête.
Toutefois le désespoir n'est pas une fatalité.
Il y a d'abord l'amour, celui entre Seren Pedac et Trull Sengar surtout, malgré tous les sentiments de culpabilité et d'échec qui sont comme son ombre. C'est Onrack qui le dit le mieux : «Je me suis éveillé à la douleur (…) La chair mortelle n’est rendue réelle que lorsqu’elle est nourrit par le souffle de l’amour.»
Et cet amour peut aller au-delà d'une personne en particulier.
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Comment ne pas admirer le sacrifice de Toc pour les enfants alênes et ne pas être empli de tristesse à la mort de Bec, innocent parmi les hommes ? Goule même s'incline devant leur valeur. Et je ne doute pas que Violain, conviant les Tistes Edur à rejoindre sa bulle de protection, appartient à la même fraternité.
Une fois de plus Tavore nous livre un sens en nous indiquant que chacun cherche son véritable nom, celui qui lui revient en propre, celui qui ne peut être révélé qu'au seuil de sa vie, sans le regard des autres, avec pour seul spectateur sa propre conscience :
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«Nous sommes les Osseleurs, et nous naviguons vers un autre nom. Au-delà d’Aren, de Raraku et de Y’Gathan, nous traversons maintenant le monde pour trouver le premier nom qui sera vraiment le nôtre. Partagé par nul autre. Nous naviguons pour trouver une réponse. Mais je me contenterai de dire à ce sujet : ce qui vous attend au crépuscule du passage de l’ancien monde passera… sans témoin.(…) Nous serons notre propre témoin, et cela suffira. Cela doit suffire. Toujours suffire. »
Et Tavore éclaire le nom de ce cycle.
C’est bien le souffle d’un créateur qui anime ce livre. Mais c’est peut-être le propre de la fiction que d’avoir un tisserand ; dans la réalité nul démiurge pour donner un sens à nos existences. Il nous reste alors soit la quête angoissée d'un but qui nous épargne d'affronter le néant, soit l'humour face à cette intimidante question existentielle.
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Ainsi l'assesseur principal explique que les îles de Cabal ont 3012 sectes qui vénèrent toutes le Dieu Unique et que la sienne, celle des Moqueurs, pense que « le Dieu Unique, n’ayant rien écrit, ayant laissé toutes les questions d’interprétations de la foi et du culte à l’esprit non guidé de mortels trop éduqués, est sans équivoque fou.»
"Chaque chose doit resplendir à son heure, et cette heure est celle où des yeux véritables la regardent." (M.T.)