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C'est parti :
Les cheveux du marchand étaient jaunes, sa peau jaunâtre ; son nez était fendu et ses yeux étaient comme des billes de cuivre ; du sang de lutin courait dans ses veines. Il présenta une plume à son inspection. « Cette plume, dit-il, est indispensable pour la conduite des affaires de chaque jour, en ce qu’elle détecte infailliblement la fraude.— Stupéfiant ! déclara D. d’un ton d’ennui.— Diriez-vous que voici une plume ordinaire prise sur le corps d’un geai bleu mort ?— Oui. Mort ou même vivant. C’est ce que je penserais.— Vous vous tromperiez autant que trompe peut tromper.— Vraiment. Comment s’utilise cette plume miraculeuse ?— Rien de plus simple. Quand vous suspectez quelqu’un d’être un imposteur, un menteur ou un escroc, touchez-le avec la plume. Si la plume devient jaune, vos soupçons sont confirmés.— Si la plume reste bleue ?— Alors la personne avec qui vous avez affaire est sûre et sincère ! Cette excellente plume est à vous pour six couronnes d’or. »D. émit un rire métallique. « Me croyez-vous si crédule ? C’est presque insultant. Évidemment, vous vous attendez à ce que j’expérimente la plume puis, comme elle restera bleue, à ce que je vous donne mon or !— Précisément ! La plume prouvera mes assertions ! »D. prit la plume et en effleura le nez fendu. Aussitôt la plume devint jaune vif. D. émit de nouveau son rire méprisant. « C’est bien ce dont je me doutais ! La plume déclare que vous êtes un imposteur !— Ah, ah ! La plume n’a-t-elle pas réagi exactement comme je l’avais affirmé ? Comment peut-on me traiter d’imposteur ? »D. considéra la plume en fronçant les sourcils ; puis la rejeta sur le comptoir. « Je n’ai pas de temps à perdre avec des devinettes ! » D’un air hautain, elle s’éloigna à pas nonchalants, pour inspecter une jeune harpie en cage offerte à la vente.
C'est un peu long, mais je voulais souligner le talent de dialoguiste de l'auteur (il n'a pas que ce talent)

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2nd extrait, pas nécessairement dans l'ordre chronologique.
L’emblème placé au-dessus de chaque siège déterminait, pour S., la nature foncière du siège : des qualités distinctives, frappantes et complexes. Un des sièges était caractérisé par une duplicité insidieuse et changeante, mais affectait un charme gracieux ; un autre arborait une bravoure téméraire et fatale. S. avait décelé une douzaine de variétés de menace et de cruauté, et autant d’affections inconnues impossibles à décrire ou à nommer, qui lui causaient des bouillonnements d’entrailles, ou des frissons sur la peau, ou des sensations érotiques, passagères, plaisantes mais très étranges. Certains sièges aimaient S. et lui accordaient protection ; d’autres étaient chargés de danger. Évoluant au milieu de ces entités massives, S.se sentait déprimée et hésitante. Elle avançait à pas lents, s’efforçant de capter des sons inaudibles, guettant de l’œil un mouvement ou un changement des couleurs sourdes. Assise à demi somnolente, à demi sur le qui-vive, entre les bras d’un siège qui l’aimait, S.devenait réceptive. Les voix murmurantes non entendues approchaient le seuil de l’audible, tandis que tragédies et triomphes étaient contés cent fois et cent fois recontés : la conversation des sièges.
Admirez le conteur ;)