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Bonjour,Bien qu'à mes yeux peu pertinente, la question du film SdA mérite peut-être d'être discutée. Bien que ce climat actuel me peine beaucoup. Vive la ciné du futur, autocensuré jusqu'à l'aseptisation...Mais je voudrais ici évoquer le cas JRRTOLKIEN...Le problème, actuellement, c'est le syndrome de l'analyste de salon. Dans notre joli monde égalitariste, toutes choses s'avèrent toujours égales par ailleurs. Qu'importe que je ne sois pas connaisseur en astrophysique, je me sens l'autorité à contester les récentes hypothèses du CERN sur la seule base de mon opinion préconstruite. A chacun sa vérité. Ouais. Pour lire Tolkien, il faut juste lire Tolkien. Pour comprendre Tolkien, il faut les compétences lectoriales nécessaires. Mais lorsque, ainsi que je le vois chaque jour sur le web, on prétend réaliser une herméneutique littéraire et/ou artistique, il faudrait s'en donner les moyens. Avant de projeter des préoccupations très présentocentristes et des obsessions personnelles sur un texte, il faut, comme en escalade, reconnaître le terrain, s'assurer correctement et utiliser un matériel adapté. L'interprétation "sauvage" n'a souvent aucune autre portée que celle de révéler le regard de celui qui lit. A qui verrait donc, chez Tolkien, une idéologie raciste, je suggère :- la lecture de la correspondance personnelle de Tolkien- la consultation des hypotextes et commentaires de l'auteur sur son oeuvre- l'approfondissement des textes et traditions littéraires dans le sillage desquels s'engage le Legendarium, de la simple influence à l'hypotexte- les travaux de chercheurs qui ont, pour certains, consacré une vie entière à étudier, avec des outils et une méthodologie dignes de ce nom l'oeuvre de Tolkien, tels Flieger, Shippey, Drout, ou encore Olsen et Ferré- les essais, articles et fictions théoriques (je pense à Mythopoeia) de l'auteur du SilmarillionLa question du racisme avait été synthétisée par Smadja dans un opuscule peu glorieux. Les comptes-rendus qui furent réalisés sur cet ouvrage furent, faut-il le rappeler, accablants (Semprini ou Roland Ernould, en libre accès sur la Toile). On peut brasser du Ricoeur et du Lévi-Strauss tant qu'on veut, on ne comprendra pas une oeuvre en y injectant le reflet de nos propres préoccupations. Cela, elle l'a montré avec brio.Une prétention à l'interprétation de l'oeuvre doit, irrémédiablement, s'appuyer sur des fondements solides et sur une connaissance globale du sujet que l'on traite (Smadja, par exemple, semble tout ignorer du concept de "grâce", pourtant central chez Tolkien). Or, les rares à s'être réellement penchés sur l'oeuvre tolkienienne en ont, toujours, invalidé les mythiques relents racistes. Très brefs exemples en passant : pour ce qui est des basanés, j'invite chacun à relire la première description qui est faite d'Aragorn dans le SdA, pour ce qui est de la xénophobie, faudra-t-il mentionner Beren et Luthien, qui ornent jusqu'à la tombe du Professeur et de son épouse Edith? Ou suffit-t-il de convoquer Arwen et Aragorn, Gimli et Legolas, Merry, Pippin et Sylvebarbe, Gandalf et les Hobbits... Pour la question des Orcs, nous remettrons le texte en relation avec son influence médiévale, du Kalevala à Beowulf, pour comprendre davantage la prblématique du "monstre" chez Tolkien, mais penserons aussi à consulter les Lettres, dans lesquelles Tolkien se montre préoccupé par l'impossibilité de rédemption des Orques. Le top, c'est la question des "blonds aux yeux bleus". Là, c'est le summum. Non seulement le "blond aux yeux bleus" est la combinaison la moins représentée de la Communauté, mais plus, la prétendue supériorité des Elfes blonds aux yeux bleus laisse-t-elle surtout voir une méconnaissance accablante de l'oeuvre : relisons de concert le Silmarillion, et comptons tous les elfes aux cheveux blonds, aux yeux bleus. Et entreprenons de compte tous les autres. Nous arrêterons bien vite devant une telle tâche! Tant que nous y sommes, rappelons que la soi-disant sagesse supérieure des Elfes l'est tellement qu'elle fonde, dans le Silmarillion, l'une des plus sombres périodes qui soient, de Feanor à ses descendants, un des drames les plus terribles du Legendarium.La question centrale, à mon sens, est plutôt : lorsque l'on a une interprétation telle que celle-là, pourquoi met-on de côté les innombrables points qui la battent en brêche? Pourquoi, lorsqu'une autre interprétation, plus sensée en connaissance du texte, comme la symbolique des couleurs, la diversification géographique, la poétique des valeurs, la lecture christianisante, l'épique médiéval, ..., apparaît, l'ignore-t-on superbement pour forcer le texte? Eco parlait, en grand sémioticien, des "Limites de l'Interprétation". Cette lecture, je la recommande à tous les Smadjistes, qui affirment parfois que le texte signifie "A". Et quand bien même l'auteur mettrait-t-il en garde contre les lectures sclérosantes, quand bien même il existerait une interprétation plus étayée, quand bien même l'auteur lui-même aurait affirmer que l'interprétation A était mauvaise, en montrant comment et pourquoi préférer une interprétation B, ces commentateurs de salon, souvent étonnamment peu maîtres de l'oeuvre, ignorent-ils ces éléments pour se cramponner à leur vérité.Un comble pour l'oeuvre de Tolkien, lui qui voyait sa création comme une subcréation (a-t-on pensé à une lecture de type apocalyptique? L'Apocalypse serait raciste, aussi, peut-être?) profondément humaniste, permettant l'évasion du prisionnier de ce monde, de voir son oeuvre, disais-je, emprisonnée en retour et comme en juste châtiment, par d'aucuns qui, n'ayant pas compris les valeurs et les enjeux de cette évasion, la considèrent comme une sinistre désertion, aux relents, pour assaisonner le tout, passablement racistes...Qu'on ne se leurre pas : il ne s'agit pas ici du discours d'un fan aveugle. Je n'ai aucun mal à authentifier l'idéologie peu appréciée de nos jours (à raison) qui peut traverser l'oeuvre d'un Howard ou, dans la sphère scientifique, d'un Mircea Eliade, alors que j'apprécie beaucoup ces deux auteurs (ce qui ne signifie pas, soulignons-le, cautionner leurs opinions). Mais une lecture de Tolkien dans cette veine est, il faudrait qu'on s'en rende compte, une injure profonde qui aurait meurtri profondément le professeur d'Oxford.Je renvoie également aux conférences magnifiques de Corey Olsen, qui feront prochainement l'objet d'un article sur ce site, et, bien sûr, aux articles et ouvrages de Vincent Ferré.