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par zedd
Elbakinien d'Or
Chose promise...Gueule de Truie est déjà venu ici. Il se souvient de la jungle. Elle le fait chier d’avance, alors que pour le moment, il n’en est encore qu’à la porte de fer forgé. Les arbres touffus, les lianes, les fougères. Les anciennes cages. Ça dépasse de tous les côtés. On se prend les pieds sur des troncs couchés, des racines sorties du sol, ça n’est pas rangé ; ça a tort. Le monde est ruines grises, rues ouvertes, bris de glace et poutrelles crevant les murs. Il est punition ; il n’a pas à être moussu. Il n’a pas à être emmerdant, puisqu’il est mort. Gueule de Truie s’y connaît en morts, et s’il y a bien une chose qu’ils ne font pas, c’est avoir des exigences. Il y a du vert, malgré tout, parfois. Mais du bon vert : des arbres laissés dans leur trou de terre entre deux immeubles, tordus, couverts de charpie de foulards, de tissu, d’écharpes. Les Gens font des voeux en les nouant là. Des espoirs qu’ils attachent aux branches. Gueule de Truie les aimerait presque, ces foulards, s’il en était capable ; ça veut dire que des survivants se cachent pas très loin, et qu’on peut les finir en postant un guetteur ou deux. Les arbres à rubans sont les seuls qui restent ; les autres ont été coupés depuis longtemps pour brûler, pour construire, ou simplement les retirer de là comme on enlève les vêtements d’un cadavre.Gueule de Truie hait cet endroit. Il y a de l’acier, ici, c’est déjà ça de bien, mais même lui est envahi de plantes, de lierre, de saloperies. Le vert ronge tout. On étouffe. Rien n’est droit, rien n’est compréhensible. Carré. La première fois que Gueule de Truie est venu, les cages étaient déjà éventrées, les feuilles bavaient entre les barreaux, les planchers étaient éclatés d’humidité, les bassins fendus jusqu’au béton. Il se souvient de tout, et quand il regarde par la grille d’entrée, aujourd’hui, en se penchant un peu, il voit exactement la même chose. Quinze ans, et encore plus de plantes, encore plus de rouille. Encore plus de merde. Tout est sale. Des Gens sont venus vivre là, les informateurs ont vu les feux, la nuit. Ou plutôt un clan est revenu. C’était déjà ça il y a quinze ans, des Gens à finir. Gueule de Truie était plus jeune. Il n’avait pas compris « le vieux zoo », à la première écoute, mais « les vieux os ». Il n’avait saisi qu’une fois devant le fer forgé en haut de la porte. « Zoo » était encore écrit net. Les grilles étaient ouvertes, penchées, presque recouvertes de décombres ; défoncées par un camion brûlé datant de bien avant que Gueule de Truie ne porte son masque. La Cavale avait touché une des portières, en passant, pour s’assurer qu’elle était froide. S’assurer que le camion était bien mort. Gueule de Truie haïssait les artefacts. Aujourd’hui, le camion n’est plus là. On a dû le prendre pour s’en faire des cabanes, des lames, des pots. Gueule de Truie connaît ces objets mal fabriqués, ces tabourets branlants, ces tables penchées, ces chapeaux de métal pour se protéger de la pluie. Ils sont tous laids. Ils puent. Ils sentent les doigts foireux de ceux qui les ont faits, ils suintent leur malhabileté. Perversion. Les Gens ont aussi débarrassé la grille des décombres de ciment, et rien que ce geste, visible de l’extérieur, montre qu’ils ne savent pas que la ville compte une Cavale. Les Gens en ont peur. Les Gens savent ce que font les Pères de l’Église et qui ils lancent pour les finir. Alors ils se cachent, et les éclaireurs les trouvent, et les Troupes les tuent, et les Cavales gardent les plus futés pour leur faire passer la Question afin de trouver d’autres Gens et de recommencer la ronde. Rien de compliqué. Tout est droit, déjà écrit, logique. Pas comme ces plantes de merde. Gueule de Truie se demande pourquoi ces Gens sont partis aussi loin de leurs terres, parce qu’ils doivent venir de loin, pour ne pas le connaître, lui. Il ne trouve pas. Il sait qu’il n’a pas assez d’informations pour comprendre. C’est aussi à ça que sert la Question ; apprendre, et rapporter ces données aux Pères. Les données, comme ils disent. Jamais « connaissances » ou « savoir ». Les données. Eux savent, et réfléchissent.Gueule de Truie sort son bloclope. Il le colle sur son groin et appuie sur la détente. Une fumée aigre emplit le masque, noie ses yeux. Il ne sait pas ce qu’il y a dans cette saloperie, il ne l’a jamais su. Il sait juste que c’est assez fort pour infiltrer le charbon et les granules de sa cartouche de masque à gaz, même quand elle est neuve. Il recrache doucement, par la grille qui lui sert de bouche. Ça se vidange à force, en quelques minutes. Le bloclope, c’est une des rares choses que l’on a fabriquées après le Flache. Inventée. Quand la première Cavale a voulu fumer malgré son masque, les Pères ont trouvé à qui faire passer la Question pour lui inventer des cigarettes. C’était loin, quand les Gens avaient encore du savoir. Si Gueule de Truie était capable de savourer quelque chose, il le ferait en cet instant. Il patiente. Il sait qu’il a le temps. La Troupe n’a pas encore fini puisque les cris n’ont pas encore cessé.La suite, le 14 février.