Bon, je l'ai fini il y a deux jours, et je crois qu'après
Chien du Heaume, je suis définitivement fan de
Justine Niogret, même si je conçois qu'on puisse ne pas trouver ce que l'on recherche dans ce roman pour le moins atypique :Une des plus puissantes figures de la fantasy reste encore et toujours Arthur. Camelot, les chevaliers de la table ronde, Guenièvre, Lancelot... Des mots qui parlent à tous tant le mythe arthurien s’est profondément enraciné dans l’imaginaire collectif. Forcément visité et revisité depuis des années par nombre d’œuvres, du cinéma à la littérature en passant par la bande-dessinée, voici que Justine Niogret, l’excellente auteur de Chien du Heaume et Mordre le Bouclier, se penche sur le mythe avec son originalité coutumière. Comme elle ne fait rien comme tout le monde, la française porte son dévolu sur Mordred, le fils incestueux d’Arthur avec sa demi-sœur Morgause. Loin de nous dresser le portrait attendu du personnage, Niogret tente de le réinventer et d’en livrer sa vision toute personnelle au cours des 165 pages constituant son roman, une nouvelle fois publié par les éditions Mnémos.Mordred git sur son lit. Depuis combien de temps ? Il ne saurait le dire lui-même. Un an depuis la joute fatale ? Ou une éternité ? Etait-ce hier seulement ? Le chevalier se perd dans son sommeil et dans des rêves enfiévrés pour échapper à sa douleur, sa compagne de tous les soirs, de tous les jours, qui l’étreint encore et toujours. Lorsqu’il ferme les yeux, il repense à Morgause - sa mère -, à son cheval - qui n’a pas de nom -, et à son oncle... Arthur. Perdu dans un monde fané, il se souvient de celui qu’il fut jadis, de ses exploits dans des grottes obscures ou sur des champs de batailles braillards. Cette blessure qui l’a laissé brisé, son physicien ne lui trouve point de remède. Jusqu’au jour où, au bord de la mort et des oiseaux perdus dans la brume, Mordred laisse le médecin fouiller dans sa chair...Avant toute autre chose, et pour éviter nombre de déconvenues, il faut préciser quelques points au sujet du roman de Justine Niogret. Dans Mordred, vous ne trouverez ni bataille épique, ni souffle héroïque, ni grande quête chevaleresque. Plus surprenant, l’ambiance et l’atmosphère celtique resteront congrues et limitées au strict minimum, à peine si Guenièvre daignera faire une fugace apparition. Pire encore, il n’y a que peu voire pas d’éléments fantasy. Du moins pas au sens commun. Comme nous l’avons dit plus haut, Justine Niogret livre une version personnelle de Mordred et d’Arthur (par ricochet). Elle ne revient pas sur les poncifs de la légende, et détourne ce que l’on connaît à propos du perfide Mordred qui n’a, ici, rien de la sournoiserie de celui du mythe. En réalité, Justine applique à la lettre ce que chaque écrivain sait lorsqu’il prend la plume : il faut écrire pour son propre plaisir et non pour celui du lecteur. Donc, Mordred n’a certainement rien à voir avec ce que vous vous imaginez en prenant le livre entre les mains.Au lieu d’une aventure lambda et banale, qui va d’un point A à un point B, au lieu d’un récit facile et rempli de péripéties, Justine Niogret offre une introspection de Mordred cloué sur un lit de souffrance. Dès les premières pages, on est saisi par ce détail, par cette envie de pénétrer au plus profond de la tête de son personnage. Et non de son « héros ». Car c’est là une des raisons principales qui fait de Mordred ce qu’il est. Justine ne veut définitivement pas nous dépeindre les héros – ou anti-héros – de la légende arthurienne. Elle s’y refuse tout net. A la place, elle prend sa plume pour façonner des hommes, des humanités à hauteur des gens du commun. Bien évidemment, Mordred et Arthur ne sont pas des êtres banals, mais à chaque page, et à leur façon, ils sont nous. Dans les pas enfiévrés de l’histoire de Mordred, il y a des faiblesses et des défaites humaines, dans la grandeur flétrie et le regard usé d’Arthur, il y a des victoires oubliées et des vies d’une troublante humanité. La force de Mordred est là, lovée au sein du récit entrecoupé et syncopé de Mordred. Justine décrit un homme brisé, ni forcément bon ni forcément mauvais, juste un pauvre être rongé par la douleur, mangé par un destin injuste. Son combat laborieux contre son propre corps, ses propres nerfs, Justine le retranscrit à merveille. Mais mieux, elle surpasse la douleur physique de son personnage par sa douleur morale, et ainsi Mordred, au lieu d’une épopée chevaleresque, devient un chant mélancolique d’une beauté sans fond.Quelle plume ! Quelle magnifique plume possède Justine ! On pensait Jean-Philippe Jaworski devenu maître dans l’art de la manier, et voilà qu’une autre auteur de fantasy s’empare de la chose et nous balance son talent en plein visage. Chaque phrase, chaque mot, est une petite pierre précieuse d’une immense mosaïque qui s’écoule de la première à la dernière page. Pour dépeindre la vie de Mordred, son passé, son enfance, ses premières armes, Justine Niogret use d’un langage délicieusement suranné mais surtout, et avant tout, d’une maîtrise totale. Il est certain qu’un tel style en rebutera certains, mais trêves de tergiversations : c’est beau à en crever ! C’est cette écriture sublime qui nous transporte à travers les âges aux côtés de ce Mordred fantasmé. Justine écrit avec une précision acérée et nous coupe, nous brûle, nous consume avec des chapitres remarquables. On participe avec ébahissement et crainte au premier combat du jeune Mordred face à l’Aspic, on exulte de rage devant la rudesse et l’apprêté du champ de bataille – quelle description d’ailleurs que livre la française, rarement un affrontement aura été aussi authentique et brutal – et surtout on frissonne devant les conversations entre Mordred et Arthur. Des dialogues aussi ciselés que ses descriptions, c’est là la botte secrète du roman. A travers ceux-ci, on fait la connaissance d’Arthur, et encore une fois, Justine envoûte par son envie de briser le mythe.Arthur, c’est l’autre homme capital du récit. Une ombre planante qui a tendance à écraser Mordred. Une faute à moitié avouée et un poids qui lui pèse, celui d’un destin qu’il n’a pas choisi. Tout aussi tragique que Mordred, l’Arthur de Niogret forme le second couplet de chant mélancolique qui prend forme au fur et à mesure des pages. Sa relation avec Mordred, à la fois tendre et cruelle, fait tout le sel du récit. Voir Arthur en vieux souverain usé, en homme dépouillé de son carcan d’héroïsme, c’est retrouver les origines du mythe. C’est le rapprocher des hommes et non plus des Dieux. L’autre personnage déterminant, c’est également Pôlik, l’énigmatique garçon qui tourmente Mordred. Sorte de double halluciné, versant maléfique d’une pièce délaissée, son heure vient dans les dernières pages mais Justine, avec une certaine roublardise, immisce un peu du Mordred de la légende dans ce bout d’homme sombre et mystérieux. De même qu’avec Arthur, c’est son rapport à Mordred qui le rend finalement indispensable. Indispensable pour nous mener à cette fin, forcément et inévitablement tragique, où le fantasme rejoint le mythe, où le fils rejoint le père, où les oiseaux rejoignent la brume.Justine Niogret préfère l’intime à l’épique, préfère Mordred aux chevaliers de la table ronde, préfère l’homme avant le héros. Mais avant toute chose, Justine préfère explorer que ressasser. C’est un peu l’essence des nouvelles légendes.En des termes plus simples : Mordred est un petit chef-d’œuvre.
Source : Just A Word