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par Littlefinger
Elbakinien d'Or
Critique de la magnifique BD, Madame Livingstone, que je vous recommande chaudement :2014 marque le centenaire de la guerre 14-18, certainement un des conflits les plus absurdes du siècle passé. Beaucoup de choses ont été dites et racontés sur cette guerre, notamment à travers divers romans, mais aujourd’hui, c’est une vision originale et à travers une bande-dessinée qui plus est, qui nous est proposé. Les éditions Glénat ont donné la chance au dessinateur Barly Baruti, d’origine congolaise, et au scénariste Christophe Cassiau-Haurie (sur un récit d’Appollo) de livrer une sorte de fiction historique autour d’un des faits d’armes de la Force Publique congo-belge pendant la première guerre mondiale…sur le continent Africain. Perspective alléchante et originale, elle permet non seulement de donner une vision inédite du conflit mais aussi, et surtout, de laisser libre cours au talent de ses auteurs pour accoucher d’une bande-dessinée magnifique.Dans la région des Grands Lacs, dans ce que l’on nomme à l’époque le Congo Belge, le lieutenant et aviateur Gaston Mercier se voit confier sa première mission d’importance sur ce continent sauvage : Détruire le cuirassé allemand Graf von Götzen qui navigue sur le lac Tanganyika. Lors de son arrivée, il fait connaissance avec un certain Livingstone, un métis qui prétend être le fils de l’écossais David Livingstone. Surnommé Madame Livingstone par les forces et officiers belges à cause du kilt dont il ne se sépare jamais, Mercier va apprendre à connaître non seulement un homme mais tout une civilisation, celle du Congo, où les Européens se disputent des terres dont ils ne savent rien.Etrange sensation que de plonger dans cette bande-dessinée. En un instant, l’espace de la magnifique préface de Jean Auquier, nous voici plongés près d’un siècle auparavant, au cœur d’une Afrique déchirée par la guerre. Madame Livingstone n’est pas une bande-dessinée comme les autres. C’est d’abord le trait de Barly Baruti qui enchante littéralement. Précise, subtile, magnifiquement découpée, chaque planche prend des allures de petit tableau d’aquarelle, autant de tableaux quasi-vivants et témoignages d’une époque terrible, le crayon de Baruti virevolte entre les hommes et leurs conflits, en retire la vérité profonde qu’il transmet à travers ses illustrations qui n’ont de cesse de fasciner le lecteur. Mais là ne s’arrête pas la beauté de Madame Livingstone. On découvre rapidement la réalité d’un conflit qui n’a rien à envier à l’absurdité de son équivalent européen, bien au contraire. Sur ces terres encore sauvages, l’homme blanc se fait la guerre par l’intermédiaire de ses colonisés, Allemands et Belges recrutant tel ou tel peuple selon leur découpage historique du territoire dont ils se sont emparés. Les auteurs s’amusent d’abord à resituer les choses et le contexte, à dessiner les « propriétés » terrestres de chacun, les enjeux et les effectifs en présence. Puis arrive rapidement la rencontre entre deux personnages superbes, Madame Livingstone et Gaston Mercier. D’un côté se tient l’homme blanc, l’européen colonisateur, de l’autre le métis, la conjugaison de deux cultures qui n’en renie aucune et tente de les fondre en une. Et là, immédiatement, halte aux clichés, les deux protagonistes vont agir comme un pont, comme une synthèse des maux qui ravage non seulement l’Afrique, mais aussi qui gangrène l’humanité tout entière.Avec une intelligence et une roublardise formidable, les auteurs nous parlent de l’Afrique et de la colonisation. Par la bouche de Livingstone, ce qui semblait si naturel et logique aux yeux de Gaston devient flou et abstrait. Devant ses yeux se casse à la fois ses préjugés d’hommes blancs mais aussi son à priori sur la personne de Livingstone. D’un fait historique (l’attaque du cuirassé et de la région), Cassiau-Haurie parvient à tisser une fiction historique en se basant sur quelques notes et indices retrouvés dans la vie des ancêtres du dessinateur Barly Baruti. Il fond en une seule entité deux registres différents et accouche au fond de ce que l’on est obligé de qualifier de tour de force. Son récit, à la fois dur et incisif, remet en perspective les prétentions des Belges sur le Congo par l’amitié qui se noue entre Mercier et Livingstone. Ce dernier, d’ailleurs, est un régal. Un vrai. Touchant et juste, fort mais humain, il arrive à passer par-dessus les préjugés qu’il peut avoir des blancs – et certainement bien plus fondés que ceux des blancs sur les noirs – pour ouvrir les yeux de Gaston. En retour celui-ci fait ce qu’aucun autre Belge n’a fait jusque-là, considérer en égal un noir. Et c’est certainement là la plus grande beauté de Madame Livingstone.Outre la justesse du propos, Madame Livingstone délivre un récit haletant et prenant des événements militaires qui se déroulent au Congo. Loin des tranchées et de la boue européenne, on assiste à un conflit atypique, dans une jungle étouffante où les assauts se font sur des pirogues ou à travers une végétation étouffante. C’est aussi le constant rappel de la présence de villages et de civils au milieu de la guerre, comme ces petits villages congolais perdus dans la brousse, et qui, le temps de quelques pages, offrent plus de tendresse, de respect et de sourires que toutes les entreprises et les villes bâties par les Belges. Lorsque le retour vers la civilisation européenne se fait après cet interlude, le lecteur revient à une réalité sombre et fausse, comme si la présence des Belges salissait simplement la beauté de ce pays et en rompait l’équilibre fragile. Enfin viendra cette fin, cette conclusion, poignante et outrageusement belle, qui mêle au dramatique une touche de poésie : Dans l’horreur de la guerre et du colonialisme, deux hommes se sont aimés comme des frères.Si l’on ajoute des appendices géniaux qui renforcent la crédibilité historique de l’entreprise et apporte une foule d’informations passionnantes, Madame Livingstone peut prétendre au statut de chef d’œuvre. Touchant et dur, près de cent ans après, le récit de la vie (fictive ou pas) de Livingstone n’en est que plus nécessaire. Par sa justesse historique et sa vision des choses dénuée de clichés, le récit rapporte une époque et une façon de penser, mais témoigne par-dessus tout que tout commence à l’échelle humaine, entre deux hommes, malgré leurs différences. Indispensable, forcément.