Bonjour
Retour sur ma lecture du livre "La Maison des Chaînes".
Après le suffocant "Les Souvenirs de la Glace", je m'interrogeais sur ce qu'Erikson pouvait proposer sans risquer de sombrer dans la surenchère pyrotechnique. Si je n'étais pas maintenant au fait de sa roublardise, j'aurais pu tomber dans deux chausse-trappes.
D'une part, l'ouvrage entre les mains, je me disais qu'il s'agissait du premier de la série dont le titre n'était pas cryptique. Erikson nous avait déjà présenté cette Maison des Chaînes dans le tome précédent. Allait-il nous offrir une vue sur l'Adversaire - avec un terrifiant rire sardonique pour bien appuyer la malfaisance innée de cette némésis ? D'autre part, le lieu et les protagonistes du volume laissaient également augurer, dans la lignée du précédent ouvrage, une confrontation épique entre les armées de Tavore et de Sha'ik.
Tout ceci serait trop simple et évident pour un tel auteur.
Mais avant de déjouer ces deux attentes, Erikson prend d'assaut une figure iconique de la fantasy.
Avec le parcours de Karsa Orlong, l'écrivain use de deux tropes pour mieux les détourner : celui du voyage du héros, son protagoniste quittant son univers familier pour s'éveiller au monde, et celui du barbare, symbole de la liberté originelle contre la civilisation décadente.
Pour celui du jeune teblor partant à la découverte sanglante du monde, le décalage naît de ce que le lecteur connaît le monde malazéen et ne le découvre pas avec Karsa Orlong. Pour celui-là la familiarité est celle du monde des "enfants", des hommes ordinaires, et l'étrangeté celle des us et coutumes du monde de Karsa. Le lecteur a donc à la fois une vision ironique - pour les évènements que le jeune teblor découvre - et naïve - lorsqu'il explore le monde du jeune chef de guerre : une sorte de voyage du lecteur en miroir de celui du héros campbellien.
Pour le trope du barbare libre et épris de renommée, Erikson nous livre une description réaliste, dénuée de tout lyrisme mais sans cynisme. Dans la culture teblor, l'expression de sa liberté et la quête du prestige passent par le massacre indistinct. Mais Karsa se voit révéler qu'il est lui-même soumis à un ensemble de normes et de mythes qui constituent ses propres chaînes, entraves d'autant plus pesantes qu'elles sont des titres de gloire. Il n'y a pas de liberté dans le monde barbare : il est lui-même le fruit d'une histoire. Le chemin de l'honneur de Karsa n'est en définitive qu'un vulgaire périple sanglant sans signification.
Le jeune guerrier vit dans un monde d'ignorance, tissé par les mythes de ses faux dieux et les contes des anciens.
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Synyg a son fils : "Que voudrais-tu que je bénisse, fils ? Les Sept Dieux qui ne sont que mensonges ? La gloire qui n'est que néant ? Me satisferai-je des enfants que tu massacreras ?"
Toutes ces illusions ont défini ses valeurs : mais ne sont-elles que des tromperies ? Ce n'est pas que la légende de Pahl qui sera ravivée par les prouesses de son petit-fils,
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conte inventé comme le découvrira Karsa,
mais aussi ce qui constitue la charpente de la communauté uryd, la manière dont le clan se conçoit lui-même. Un mensonge nécessaire, le justifieraient encore certains.
Mais une fois que Karsa s'est dépouillé de ses illusions, qu'il a perdu son innocence, il n'est plus question de revenir en arrière. Tout ce qui le constituait ayant disparu, il doit affronter la peur du néant.
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Bairoth : "Regarde dans les yeux de ton ami, Karsa Orlong. Regarde attentivement." "Je ne vois rien" marmonna Karsa. "Delum ne voit rien non plus, Chef de guerre. Il fixe... le néant. Mais, à l'inverse de toi, cependant, il ne s'en détourne pas. Non, il voit en pleine connaissance de cause. Il voit, et cela le terrifie (...) c'est de réconfort dont il a besoin désormais."
Torvald Nom : "les paroles sont semblables à des dieux, elles sont un moyen de maintenir la terreur à distance."
Voilà qui nous amène à la question du titre du livre. Le monde est le lieu des chaînes, ces entraves qui à la fois nous brident et nous constituent en nous permettant de survivre à la contemplation des Abysses. Ce monde c'est le domaine de l'ambiguïté, et donc des ombres, qui n'ont de substance qu'entre ténèbres et lumière. C'est dans cet univers perfectible que l'humanité doit trouver sa place.
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"la garenne de l'Ombre reflète désormais l'humanité"
Avant elle ce sont les Tiste Edur, peuple de l'entre-deux, qui arpentaient cette voie et s'y sont perdus.
Onrack à Trull Sengar : "Seriez-vous donc les ombres des Tistes Andii ? Arrachés à la liberté par la miséricorde de votre déesse mère ?"
Il faut accepter cette ambivalence de la condition humaine. Après tout : "La nature n'a qu'un seul et unique ennemi. Le déséquilibre."
C'est dans ce domaine des ombres, dans ce royaume de l'incertitude que les hommes et les teblors peuvent découvrir leur liberté - et ses limites - et se bâtir une moralité et un foyer.
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Bairoth à Karsa : "Je prie pour que le doute t'assaille, pour qu'il te tempère et t'apporte la sagesse. Ces héros de nos légendes, Karsa Orlong, s'avéraient terribles, des monstres en vérité, car l'incertitude leur était étrangère."
C'est ce chemin que Karsa va parcourir :
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il devient une victime, enchaîné et voué à l'esclavage comme son peuple y est destiné, mais se découvre également bourreau, enchaîné à ses victimes.
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"Même seul comme il l'était maintenant, il se languissait de solitude. Mais elle se refusait à lui. Le bruissement des chaînes se faisait incessant, les cris de ceux qu'il avait massacrés se réverbéraient à l'infini."
Il n'est en définitive qu'un maillon.
Karsa Orlong accomplira son chemin intérieur lorsqu'il aura
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pour 'Siballe un geste de compassion qui la libérera.
Car la Maison des Chaînes est bien plus grande que ceux qui rallieront le Dieu Estropié : c'est l'histoire de ceux qui ont été trahis et violentés - Sinn, Lostara Yil, Trull Sengar, Félisine, Karsa... en réalité la condition de chacun. Dès le prologue, Trull Sengar, le Tiste Edur, se retrouve enchaîné et évoque : "Ceux qui me retiennent captif."
Pour affronter le néant et faire de ce royaume des ombres un lieu vivable, Erikson pose la question de la communauté, ce qui nous amène à la question de la confrontation attendue entre Tavore et Félisine.
Pour les êtres, comme Onrack et Trull Sengar,
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qui n'appartiennent plus à leur peuple,
l'amitié est un remède au désespoir. Il en est de même pour Torvald Nom et Karsa Orlong. Mais ce n'est pas une solution aux dimensions de l'enjeu.
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Alors que Tavore bâtit une communauté en faisant parcourir à sa légion les souvenirs de la chaîne des chiens, forgeant ainsi des liens à partir du souvenir de Coltaine, Sha'ik ne connaît que la division et les rivalités, échouant à fonder une société malgré le recours à la foi. La bataille entre les deux sœurs est déjà livrée et résolue avant leur rencontre. Pour incarner cette différence, il suffit d'évoquer les figures de Violain, qui, par ses manœuvres et son exemple, soude la 14e légion, famille de substitution à celle des Brûleurs de Ponts, qu'il vient de perdre, et Léoman, dépourvu de toute conviction, animé par le nihilisme le plus sombre.
comme cet échange entre ce dernier et Karsa Orlong le laisse entendre :
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"Car, pour chaque geste de compassion, dix mille actes de brutalité se voient perpétrés. De la loyauté ? Non, je n'en ai aucune. Pas pour le genre auquel j'appartiens, et plus tôt nous nous anéantirons les uns les autres, meilleur sera le monde." "Dans cette lumière, on a presque l'impression d'avoir affaire à des êtres humains." lui répond Karsa.
Il y a donc une voie : celle, étroite, de perdre son innocence, d'accepter l'imperfection de ce monde et d'y gagner une liberté qui ne soit pas aux prix de celle des autres.
Onrack comprend que le sens du devoir et le courage de son peuple ne sont que des leurres en l'absence de la possibilité de faire un choix. Les T'lan Imass sont morts de s'être enfermés dans leur Serment et l'impossibilité de choisir. : "En l'absence de mortalité, entité planant telle une épée invisible au-dessus de la tête de chaque être vivant, le sens même de l'existence se voyait dénué de toute pertinence." "un serment élevé au rang d'aliénation."
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Les déchus des T'lan Imass sont eux aussi des victimes, de l'intransigeance de leur communauté qui ne leur a pas pardonné un échec inévitable. Erikson nous dit des Tiste Edur qu'ils se sont eux aussi bercés de leurs propres mythes.
C'est en accueillant l'imperfection de ce monde, la douleur qu'elle cause et la compassion qu'elle engendre que la liberté peut être atteinte.
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Lostara Yil : "Trop vieille pour rêver de perfection, peut-être avait-elle à la place découvert que les défauts avaient un côté délicieusement attirant. Et Perle n'en manquait pas."
Et c'est cet espoir que le Dieu Estropié recueille, pour l'accomplir ou le trahir :
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'Siballe à Karsa : "La perfection n'est qu'une illusion. Ainsi donc, mortels et immortels s'acharnent à atteindre l'inatteignable. Notre nouveau maître cherche à altérer le paradigme, Karsa Orlong. A instaurer une troisième force, capable de changer à jamais la guerre éternelle que l'ordre livre à la dissolution."
Urugal : "Etre un dieu, c'est disposer de fidèles."
'Siballe : "Et pouvoir les guider."
Karsa :"Vous avez tort, l'un comme l'autre. Etre un dieu, c'est connaitre le fardeau de ses fidèles (...) Nous avez-vous consolés, réconfortés ? Vous êtes-vous laissés gagner par la compassion ? (...) Vous n'avez pas la moindre idée de ce que c'est que d'alléger le fardeau de ceux qui vous vénèrent. Mais là n'est pas votre crime le plus odieux. Non. Vous nous avez ensuite transmis vos propres fardeaux."
Dès lors, les deux attentes que j'évoquais au début de cette recension sont un leurre : nul besoin de dresser l'effigie à brûler d'un ennemi, ni de livrer une grande bataille. La lutte est en chacun de nous et dans les liens que nous tissons avec les autres. Si une illusion doit demeurer, peut-être est-ce celle de la création artistique.
Violain le dit mieux que je ne l'exprime : "La gloire de la bataille, Koryk, réside uniquement dans la voix du barde, dans les paroles tissées par le conteur. La gloire appartient aux fantômes et aux poètes."