4003
par HerrFranz
Apprenti
Bonjour
J'étais prêt à faire un retour sur le cinquième volume, "Les Marées de Minuit" mais, le temps et la motivation faisant défaut, j'ai du y renoncer. Fort heureusement, au même moment, deux camarades évoquaient ce même ouvrage. Je me suis donc contenté de retranscrire ici leur conversation. J'espère que vous pardonnerez mon indolence.
Tehol : Comment se fait-il que tu n'aies pas passé le balai, mon cher Bugg ?
Bugg : C'est que j'ai été très occupé, mon bon maître.
Tehol : Certainement pas en préparant cette soupe. Sa couleur brun-jaune m'interroge mais, après réflexion, et surtout une dégustation du bout des lèvres, je préfère m'abstenir de t'interroger sur ses ingrédients.
Bugg : C'est pourtant le fruit d'une grande créativité.
Tehol : Tu peux, à mon entière satisfaction, garder précieusement tes secrets. Toutefois, ne cache pas la poussière sous le tapis : pourquoi le balai est-il resté dans son placard ?
Bugg : Il fallait que je finisse cet ouvrage.
Tehol : Un livre de commerce international ? Brillante initiative pour faire prospérer nos affaires.
Bugg : Plutôt un roman. "Les Marées de Minuit".
Tehol : Ah une aventure maritime !
Bugg : Pas vraiment, hélas, à mon grand désappointement. L'auteur a l'habitude de donner des titres plutôt énigmatiques à ses livres. L'histoire débute par une trahison.
Tehol : Très bien. Une histoire à la Macbeth !
Bugg : Plutôt un livre de comptes. L'auteur, M. Erikson, n'arrête pas de parler de dettes.
Tehol : C'est bien des artistes. Toujours à évoquer leurs difficultés financières. Nous plaignons-nous, mon cher Bugg, malgré notre situation précaire ?
Bugg : Il y a aussi des dettes d'honneur.
Tehol : L'auteur s'adonne ainsi à la métaphore. Je suppose donc que le titre ne fait pas référence à une quelconque île au trésor qui ne pourrait être accostée qu'entre chien et loup. Mais qu'est-ce donc ? Une comédie ?
Bugg : Il y a beaucoup trop de morts pour cela.
Tehol : Une tragédie alors ?
Bugg : Non plus. L'ouvrage finit bien puisque le grand méchant se fait botter le cul.
Tehol : Dans toute bonne histoire il convient de brosser le portrait d'un adversaire mémorable.
Bugg : Hélas notre vilain n'est qu'un pauvre hère qui vit sur une île abandonnée, incapable de s'éloigner de la piteuse tente à la toile rapiécée qui lui sert d'abri.
Tehol : Pas bien impressionnant. Je ne vois pas ce qui a bien pu te détourner de l'accomplissement de tes tâches domestiques.
Bugg : C'est que j'ai beaucoup apprécié les quelques vignettes au sujet des esclaves qui passent leur temps à s'occuper des activités ingrates pendant que leurs maîtres ourdissent de grands projets et ruminent leurs troubles affectifs.
Tehol : Tout cela reste une fiction, je te le rappelle. Dans la vie réelle la hiérarchie sociale est le décalque scrupuleux de l'ordre naturel.
Bugg : Je n'en doute pas plus que vous. Toutefois, dès le début, l'auteur nous invite à ne pas nous arrêter aux évidences. Je cite : ""La nuit défie la vision, et donc, si l'on ne peut rien distinguer ou presque, quel intérêt y a-t-il à percer l'obscurité ?" "De tous les dons que Père Ombre a accordés à ses enfants, ce talent-là est le plus grand. Détourner le regard afin de voir. Croyez cela et l'on vous conduira dans l'Ombre. Là où réside tout ce qui est vrai. Détourner le regard afin de voir. A présent, détournez le regard."
Tehol : Que cette invitation au strabisme ne te pousse pas à tomber dans une flaque comme la dernière fois. Je sais, ô combien, la moindre mare croupissante te tend les bras.
Bugg : Plutôt que des conseils ophtalmologiques, je pense que M. Erikson nous invite à ne pas nous arrêter à la surface des choses.
Tehol : Comme cette citation d'un tout autre ouvrage : "Entre l'idée et la réalité, entre le mouvement et l'acte tombe l'ombre" ?
Bugg : Voilà. Je savais, mon bon maître, que vous n'étiez pas insensible aux artifices de l'écriture.
Tehol : Ne t'enthousiasme pas trop vite. Nous, les Letheriis, sommes pragmatiques. Si tu bénéficies de notre prospérité, c'est bien parce que nous ne perdons pas de temps à nous occuper de trivialités comme la littérature.
Bugg : Vous me pardonnerez mais il ne me semble pas que notre état puisse être qualifié de prospère.
Tehol : C'est parce que tu ne te soucies que de ta personne. Mais pense aux Tarthenal ou aux Faraed ! Certes leurs peuples ont été asservis, leurs cultures détruites mais ceux qui vivent parmi nous, même au milieu des immondices, ne peuvent-ils contempler à loisir la Résidence Eternelle et tirer fierté de vivre dans son ombre ?
Bugg : Maintenant que vous me le dîtes. Je relève que même nos associées Shand, Hejun et Rissarh, qui sont des sang-mêlées, peuvent ainsi se détester à satiété, quoiqu'à moitié, en haïssant l'empire letherii. C'est grandiose.
Tehol : Exactement. C'est la pierre sur laquelle est bâtie notre perfection : ni regret, ni remords. Comme le dit mon frère Hulle : "C'est donc notre malédiction que de ne pouvoir nous empêcher de regarder vers l'avant, toujours vers l'avant. Comme si le chemin qui nous attendait différait peu de celui que nous laissons derrière nous."
Bugg : Cette citation ne conforte pas votre argumentaire.
Tehol : Ce n'est pas faux. Mais elle a l'avantage de bien sonner et Hulle dit souvent des bêtises belles et sentencieuses.
Bugg : Son côté idéaliste.
Tehol : Il se serait épargné bien des déceptions s'il avait compris que si nous vénérons un trône vide ce n'est pas par afféterie mais par vraie conviction. "Notre civilisation s'engraisse sur la stupidité. Et il ne fallait qu'une once d'astuce pour exploiter ce filon d'idiotie et se rassasier de richesses. Une pensée des plus réconfortantes, quoique légèrement déprimante. A l'image de toutes les sombres vérités."
Bugg : Mais c'est une citation du livre !
Tehol : Oui ? Bien ! J'avoue avoir jeté un oeil distrait sur quelques pages. Tiens j'ai même retenu cette tirade d'un esclave : "Lorsque la lueur diurne se retirait, lorsque l'air perdait de sa clarté et révélait ses grains et ses scories, ces mêmes imperfections de la lumière et des ténèbres si parfaitement déguisées en dehors de ce moment. Lorsque la vacuité du trône se révélait à tous."
Bugg : C'est d'Udinaas.
Tehol : Ce M. Erikson attribue en effet des noms aux esclaves. Il donne d'ailleurs beaucoup de place à la condition servile.
Bugg : C'est qu'avec l'esclavage c'est une guerre indéclarée qui est instituée.
Tehol : Voilà de bien grands mots. Nous ne sommes pas comme ces Tistes Edurs qui n'acquièrent des esclaves que par droit de conquête. Les nôtres ne sont que ceux qui ont perdus dans cette grande course ouverte à tous : la quête de l'argent ! Nous avons des principes moraux.
Bugg : Je sais. "Diligence, discipline, dur labeur, optimisme, personnalisation de la gloire. Et leurs maux correspondants : paresse, désespoir et anonymisation de l'échec."
Tehol : Ce sont des critères impartiaux et qui ne distinguent que le mérite sur la ligne d'arrivée. Remettrais-tu en cause l'éthique de notre civilisation ?
Bugg : Il faudrait que j'ai l'orgueil d'un dieu.
Tehol : Nous voilà rassurés. Ce M. Erikson a un véritable talent pour instiller le doute. Tiens, au hasard, ce passage : "Nos pensées peuvent se trouver brûlées par le soleil, ou englouties par l'obscurité. Quant aux pensées ombreuses, elles s'insinuent furtivement et rampent jusqu'à la bordure même des deux domaines rivaux, ne serait-ce que pour voir ce qu'il y a à voir."
Bugg : Ce à quoi le frère de Trull Sengar, Rhulad, lui répond : "Que se passe-t-il si les pensées ombreuses ne voient que le fruit de leur imagination ? De faux jeux de lumière ? Des formes dans les ténèbres ?".
Tehol : Toujours de l'ambiguïté. Je ne lui demande pas de sombrer dans le manichéisme mais tout de même ! Il faut aller de l'avant, passer à autre chose. Il nous conte une lutte titanesque et, d'une plume candide, l'air de ne pas y toucher, il nous tresse une autre histoire, qui murmure, celle des peuples exterminés, des légendes perverties, des hommes et femmes asservis, vivants et mêmes morts.
Shurq Elalle : Je ne vois pas ce qu'il y aurait de mal à évoquer la condition des morts.
Tehol : Shurq ! Tu es là depuis combien de temps ?
Shurq Elalle : J'ai eu le temps de sentir les remugles encore chauds de votre diner. Mais je me suis faîte discrète de crainte que vous ne m'invitiez à partager vos agapes.
Bugg : Il me reste un fond de casserole en bas. Non ? Vraiment pas ? Bien.
Tehol : Tu as l'air heureuse ?
Shurq Elalle : C'est vrai.
Tehol : Tu as trouvé un nouveau partenaire sexuel ?
Shurq Elalle : Je ne suis pas si heureuse que ça.
Tehol : Alors quoi ?
Shurq Elalle : "Nous sommes-nous étendus sur nos jeunes jours ? Non. Avons-nous parlé de la guerre ? Pas si nous pouvions l'éviter. (...) Pourquoi ? Parce que les visages nous revenaient. Si jeunes, les uns après les autres. Un éclair de vie, une éternité de mort, là, dans nos esprits. Parce qu'il ne nous appartient pas de parler de loyauté, et parce qu'il nous faut souffrir de l'honneur. Et survivre au courage. ces vers, ô Enchaîné, appartiennent au silence."
Tehol : Toi aussi tu as lu ce bouquin ?
Shurq Elalle : J'ai même dévoré les quatre précédents et j'ai bien l'intention de voler les cinq volumes suivants.
Tehol : Parce qu'il s'agit en plus d'une décalogie ?
Shurq Elalle : L'avantage de la mort c'est le temps disponible. Je dois avouer que dans cet opus j'apprécie en particulier toutes les références alimentaires, vestimentaires et sexuelles qui ponctuent les dialogues entre un certain maître et son serviteur. Ca ramène les choses à l'essentiel : le corps et ses besoins. Mais pardon, je vous ai interrompu. Je ne sais pas ce qui m'est passé par la tête.
Bugg : Une barre de fer ?
Tehol : Bon ! Abrégeons ! J'aimerais disposer de mon lit en toute tranquillité. Ce titre alors ? "Les Marées de Minuit"
Bugg : Une figure de style.
Tehol : Comme un oxymore ?
Shurq Elalle : Un occis mort c'est pas un pléonasme, plutôt ? Non ? Bien. Je sors... enfin je chute.
Bugg : Une métaphore.
Tehol : Plaît-il ?
Bugg : "Il voyait la mer telle quelle était, les souvenirs dissous du passé offerts en témoignage aux instants présents, le fertile combustible des âges à venir, le visage même de la destinée."
Tehol : Merci. Cette conversation a fait de ce jour le plus long de mon existence et il n'est pas encore minuit.
Bugg : Il reste de la soupe.
Tehol: Bugg, une question avant de te donner congé.
Bugg : Maître ?
Tehol : Serions-nous amis ?
Bugg: Je ne sais pas si nous pourrions nous qualifier d'amis mais il est évident que notre relation tourne autour de ce concept.
Tehol: C'est noté. Si ce n'est pas de l'amitié, ce sont ses faubourgs. Mais dans ce cas-là il faudrait, mon cher Bugg, que tu cesses de me servir ces soupes.
Bugg: C'est amicalement dit et amicalement noté.
Voilà j'espère que mes amis ne m'en voudront pas d'avoir divulgué leur dialogue.
Et une dernière citation pour finir, d'un historien, qui résume assez bien la condition de Rhulad et d'autres personnages : "L'esclave est un être déjà mort, et pourtant encore présent parmi les vivants... l'esclavage est ce statut dans lequel la mort et la vie en viennent à se contaminer presqu'entièrement."