"Je me tiens rayonnante devant les plus profonds abîmes,
Afin de connaître leur sens ultime
Et il m'est permis aux heures magiques
D'aller à l'origine, au fond des énigmes."
I. B.
Il y a toujours un prix à payer.
Mais qui est le débiteur, qui est le créancier et sur quelle balance le fixer ? Ce prix à payer nommons-le "La rançon des molosses".
J'éprouve les plus grandes difficultés à retranscrire les émotions que ce livre suscite en moi. Non pas que le propos en soit obscur ou le ton trop sombre pour en recueillir l'offrande. Mais "La rançon des molosses" est d'un bloc, imposant, glacial et pourtant en y plongeant le regard ce sont mille facettes d'obsidienne qui se révèlent, un chatoiement d'angoissante noirceur duquel il est difficile de témoigner fidèlement.
Alors je vais tirer le fil du personnage principal du roman, espérant trouver mon chemin. Ce protagoniste est d'abord un son.
Tends l'oreille.
Ce bruit du chariot que tu entends c'est celui tiré par le boeuf tout au long du livre, celui qui transporte Harllo à la mine, Murillio vers son destin, qui ramène son corps ainsi que celui de Chaur, c'est le chariot que le boeuf tire toute son existence, le fardeau de la vie, qu'il faut traîner inlassablement, comme les enchaînés traînent Dragnipur pour éviter la destruction, ce bruit lancinant qui se manifeste lors de la rencontre de Goule, Frolâbime, Ombretrône et Rake.
Tends l'oreille. C'est toujours ce même bruit de roue, immuable, celui de l’homme attelé à son propre néant, dominé par la puissance de la mort, et plus que tout arc-bouté contre elle.
C'est le terme d'une époque qui se déploie. Après la fin des illusions des Tiste Edur dans le volume précédent, c'est la fin d'une trop longue attente pour les Tiste Andii, d'une vie sans but. Comme le dit Oraclodomin à Spinnock, vous êtes : "Des sentinelles qui n'ont rien à défendre." Car en perdant Mère Ténèbre, les Tistes Andii ont perdu l'espoir, cet aiguillon qui nous pousse à porter notre joug toujours un peu plus loin.
Il y a fort longtemps, Mère Ténèbre avait déploré le sort qui attendait ses enfants :
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"Anomander, tu as commis un meurtre afin de pouvoir rétablir la paix, mais désormais le sang coule et la paix ne reviendra plus jamais, plus jamais.(...) Je renie mes premiers enfants. Vous errerez de domaine en domaine sans le moindre but. Vos actes n'auront plus la moindre valeur à vos yeux. Votre vie engendrera une mort sans fin. les Ténèbres de mon coeur vous seront fermées à tout jamais."
C'est d'espoir que les Tiste Andii sont avides. Car comment combler une existence si longue sans cette douce liqueur ? Depuis la perte originelle, ils s'abreuvent à une source trop douloureuse, celle du sacrifice de leur dirigeant, en échange de l'oubli.
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Pour qu'une nouvelle vie s'ouvre aux Tiste Andii, il faut que celui qui a veillé sur eux durant ces éons de solitude existentielle cède sa place, qu'il dépose son fardeau sur le bord du chemin et consente à laisser vivre de nouveau son peuple, qu'il s'efface parce qu'il est le symbole de cette errance. Qui de mieux pour se substituer au Père que le Fils ? Un fils non pas resplendissant de gloire mais innocent des fautes du père. Un fils non pas simplement ingénu mais empreint de cette mélancolie du temps propre aux Tiste Andii.
Ces derniers ne sont que les plus emblématiques d'une série de personnages dont ce roman regorge : des êtres amoindris, amputés, contrefaits. Et les plus visibles - Gaz et ses doigts, Bedek et ses jambes, Duiker et sa mémoire - ne sont pas les plus diminués.
Cet espoir, si vital à toute existence, est ce que scrutent, implorent les personnages. Et avec ce besoin naît la question du mérite et de la justice.
Comme le dit Kruppe : « La cité de Bainisk se montre-t-elle pittoresque ? Là n’est pas le sujet ! Certains d’entre nous, voyez-vous (ou pas), rêvent encore et toujours de cette cité. Où personne n’a jamais mis les pieds. Voilà, chers amis, voilà quel est le sujet. »
C'est Salind qui s'insurge
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contre les croyants du culte d'Itkovian qui placent toute leur attente dans une paix promise alors que l'iniquité prospère sous leurs yeux, qui vitupère contre son Dieu qui annonce une rédemption sans condition. Mais le Rédempteur est bien plus avisé puisqu'il dit à Oraclodomin – « C’est la malédiction des croyants que de chercher à deviner les intentions de celui qu’ils prétendent adorer - Compte-tenu de votre silence, quel choix ont-ils ? - Tous les choix possibles en ce monde, mon ami.»
Songez aux sorts d'Harllo et de Cuistre, l'un innocence incarnée et maltraitée, l'autre malfaisant sans raison apparente. C'est le fils aimé et désiré qui plonge dans le vice, et le fils rejeté qui embrasse la vie sans haine.
Vous-même vous ne pouvez vous résoudre à abandonner cette soif de justice, ce besoin qu'à la fin, ici ou au-delà, chacun sera redevable de ce qu'il a fait. Vous espérez être ce garde anonyme qui n’aspire qu’à faire ce qui est juste.
C'est ce même sentiment que Samar Dev exprime auprès de Voyageur – « Vous êtes en train de me dire que cela ne sert à rien de pester contre l’injustice ? – Je vous dis juste de ne pas espérer que justice soit faite, Samar Dev. Ni dans ce monde ni dans celui d’après. – Dans ce cas, qu’est-ce qui vous pousse à avancer, Voyageur ? Qu’est-ce qui vous force à mettre un pied devant l’autre, vous rapprochant ainsi de la destinée qui vous attend ? »
Il y a ceux qui refuse de céder à cette tentation de rendre sentence, tel Spinnock Durav : "Je ne jugerai pas. Pas même cette vie qui est la mienne. Je ne jugerai pas... Il y a tant de faiblesses dans ce monde. De toutes sortes. De toutes sortes..."
Et il y a des forces qui veillent, indifférentes aux soubresauts des misérables existences qui rampent sous elles, jusqu'à cet instant où elles doivent rendre une justice dépourvue de tout sentiment :
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"Car Silanah n'était pas un édifice sculpté. Silanah ne dormait jamais, cette sentinelle, cette protectrice omnisciente, elle, la bien-aimée du fils de Ténèbre, pouvant se targuer d'un jugement absolu, tranchant comme de l'obsidienne. oui, elle était tout cela. Et si terrible était sa fureur ! Rares étaient les mortels à pouvoir concevoir la vérité et les capacités de cette créature douée d'un implacable sens de la justice. Et ce n'était que justice. "Dans la pitié ou la compassion, nul dragon ne vit."
Prenez la figure la plus tragique. Anomander Rake porte Dragnipur, il porte ce fardeau de dispenser cette condamnation à un enfer. Tout le poids de cette responsabilité pèse sur lui. Est-ce que la conscience d'un homme peut supporter de rendre cette justice ?
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« Et son coup croisa le fil de Dragnipur à angle droit – un crucifix parfait se formant rien qu’un court instant par le truchement de ces deux lames entrées en collision. »
Davier est sa figure inversée, parangon d'une justice sans doute ni remords, un assassin en somme.
Kallor est pour sa part comme un Anomander Rake qui aurait renoncé. Il embrasse le monde comme un chaos sans cause ni raison suspendu au-dessus du néant. L'idée même de justice est une funeste illusion pour lui : son errance est celle d'un boeuf qui aurait perdu son chariot et en nierait jusqu'à l'existence. – « Kallor n’était pas n’importe qui. Non, le grand roi était unique. Dans sa férocité, dans sa volonté obstinée de vivre. Dans la fournaise sèche de la haine qui tourbillonnait en permanence autour de lui. »
A toi de choisir, lecteur, sur quoi fonder ton espoir. Mais médite ces paroles de Couteaux : « L’âme ne connaît pas plus grande angoisse que de prendre une inspiration qui commence dans l’amour et s’achève dans le chagrin. »
Vivre c'est exister dans un intervalle, un battement de coeur dont le bégaiement suivant n'est jamais sûr.
Même si ta vie est courte, comme celle du dieu-enfant, elle porte en elle cette opportunité. Fossé le sait :
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« L’unique but du dieu-enfant. La raison d’être du dieu-enfant. (…) Être né, vivre, quel cadeau ! Contempler l’unique dessein, tenir, manier le couteau, le planter… Et ensuite ? Ensuite, tout s’achève. (…) Voici venu le temps pour toi de vivre : nais, agis, meurs. En cela tu dois prendre ta propre mesure, durant ces poignées de respiration. Te voilà né. Ton dessein t’attend. Ta mort rôde dans les parages. Enfant-dieu, que vas-tu faire ? (…) Mon ami, sois-en certain. Quoiqu’Anomander Rake compte accomplir, il ne le fait pas pour lui-même. Et cette déclaration abasourdit le dieu-enfant. »
Dans cet espace se trouve toute l'étendue du contraste entre les deux villes de ce roman, l'une éteinte, l'autre vivante, Corail la noire, plongée dans l'obscurité d'une vie trop longue, Darujisthan qui brûle, vive, car la vie humaine est courte.
Alors pour rendre justice à cette vie, il faut être témoin. Le martyr est ce témoin d'une promesse qui a été faite, non uniquement par la mémoire qu'il conserve des paroles et des faits, tel Kruppe dans ce roman, mais par sa vie même, par le feu qui anime son être ici et maintenant, dans cet intervalle que nous nommons existence.
Méditons enfin ces paroles de Kruppe, face au conteur muet, toujours muet au dernier instant : « Le barde est demeuré assis, la tête inclinée, et dans quelques instants il dira merci. Mais pour l’heure il garde le silence, et quant aux autres choses qu’il souhaiterait ajouter, cela se passe entre lui et Kruppe, et personne d’autre. Pêcheur demeure assis, la tête inclinée. Et dans le même temps, un ancien dieu pleure. L’histoire est terminée. Finie. Dansez dans votre chair, dansez dans votre esprit. Soyez témoins ! »
"La rançon des molosses" est un monolithe, impressionnant, intimidant, rebutant penseront certains, mais, à son ombre, se trouve un havre accueillant à nos doutes et faiblesses, un lieu rare dans la fantasy moderne.
En route maintenant pour la dernière étape de ce voyage.