En ouvrant « La Poussière des Rêves », première partie du dernier volume du cycle, j’ai eu le sentiment d’appartenir à une communauté, celle des lecteurs qui ont décidé d’arpenter jusqu’au bout cette route littéraire. Si, comme moi, l’idée d’une vérité au terme de cette monumentale fresque te hante, c'est que tu es devenu comme un personnage d'Erikson. Pour quelle raison ai-je suivi ce chemin, pour quel motif ai-je placé ma confiance dans l'auteur ? Tu le révères pour son ambition, tu le détestes pour sa prétention mais tu as choisi de placer tes pas dans les siens.
« La Poussière des Rêves » pose la question de notre aspiration collective à remettre notre désir entre les mains d’un autre et des nombreuses manières de revêtir ce rôle de chef.
Et puisqu’il est difficile de mettre en doute le fondement de sa propre communauté, Erikson décentre notre regard à partir de figures marginales, conscientes de la fragilité d’une société car seules survivantes de leur peuple, étrangères confrontées à l’Autre qui se pense l’Un. Ce sont Kalyth, dernière des Elans, au sein des K'Chains Che Malle, Setoc et Onos Out'ilan au milieu des Barghasts, Torrent, unique rescapé d'un peuple éteint.
Les Barghasts sont venus en Lether afin d'affronter leur plus vieil ennemi, les Tistes edur. Mais une fois ce dernier disparu, que reste-t-il pour unir ces clans ? Setoc en est bien consciente qui dit à Cafal - "L'ennemi, grand sorcier, c'est la paix." Il revient à Onos Out'ilan de donner un but à son peuple d’adoption. Il incarne au plus haut point les vertus morales et connaît le poids qui pèse sur celui qui dirige les clans, lui qui a été Premier Glaive.
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"Le passage du temps pouvait combler d'humilité le plus grand des peuples une fois toutes ses illusions envolées. La fierté avait sa place, mais pas aux dépens de la sobre vérité... les Visages Blancs s'étaient pavanés comme s'ils n'avaient pas été conscients que leur culture touchait à sa fin, qu'on les avait repoussés vers des terres inhospitalières.... Les prophéties n'abordaient jamais de tels sujets. Par nature, elles se posaient comme des proclamations d'égoïsme, pleines d'orgueil et d'audacieuses destinées. Humbrall Taur avait cependant réussi à s'en servir de manière astucieuse."
Il connaît aussi la solitude du dirigeant.
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"Si tu étais chef de guerre, Riggis, tuerais-tu tes meilleurs guerriers simplement pour prouver ton droit à régner ?.. Alors, tu commanderais par soif de pouvoir, et non par devoir envers ton peuple.... À chaque décision prise, tu te surprendrais à peser les risques... et tu te retrouverais assis comme une araignée au centre de sa toile, sursautant à chaque tremblement de la soie. "
Mais toutes ses qualités peuvent se révéler dangereuses pour celui qui s’assoit sur un trône, car un peuple peut se retourner contre son chef, qui devient le bouc-émissaire des échecs et colères des siens.
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"La façon dont le corps entier d'Hetan s'était contorsionné dans la douleur et le choc, le cri assourdissant aussi tranchant qu'un couteau. Certaines personnes vivaient comme si tous les autres étaient des êtres inférieurs, comme si leur domination était une vérité naturelle. Eh bien, il y avait d'autres vérités au sein de la nature, n'est-ce pas ? La meute rassemblée pouvait abattre le loup le plus féroce."
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Les Visages Blancs disparaîtront, victimes de leur propre hallucination de gloire. Sand : "Je suis comme la plupart des gens. Je peux garder mes yeux et ne rien voir."
La communauté demeure une nécessité vitale. Seules les créatures les plus insensibles peuvent renoncer à la chaleur d'un foyer.
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Silchas Ruin : "Pour le sang des Eleints, Udinaas, toute notion de communauté est un anathème."
Kalyth, survivante, ressent la fragilité de tout groupe humain -
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"Son peuple, elle s'en était rendu compte depuis, s'était toujours considéré comme très important. Mais elle était sûre que c'était la même chose pour tous les peuples, toutes les tribus, toutes les nations. Une haute image de soi, foudroyante dans sa vanité. Des croyants en leur propre immortalité, leur propre demeure éternelle, jusqu'à ce que viennent le moment de la révélation soudaine et écrasante. Voir la fin de son propre peuple.
Et c'est la valeur de ce qu'elle a perdu qui lui permet de redonner aux K'Chains Che Malle un sens à leur existence, au crépuscule de leur civilisation :
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"Je vous donne ceci. Trouvez votre foi en l'autre... Quelque part, dehors, vous trouverez l'essence la plus pure de cette philosophie. Peut-être dans une personne, peut-être dans dix mille. Ne comptant sur aucune autre entité, aucune autre force, aucune autre volonté. Uniquement dans la camaraderie, dans une loyauté absolue. Mais dépourvue de toute arrogance."
L'assassin Gu'Rull comprend que pour regagner foi en lui-même son peuple doit embrasser l'ordre de ce monde, accepter de suivre aveuglément Gesler dans sa démesure : "c'est folie de croire. Et maintenant, tu nous pousses à croire. Avec toi. En toi. Et en ta folie, que tu insistes tant pour partager. Tu as un goût amer, humain. Tu as le goût du monde."
Cet aveuglement qui peut saisir un peuple connaît une apothéose cataclysmique lors de la dernière bataille de deux civilisations, une civilisation divisée plutôt, dont la seule finalité est de détruire l'autre, y compris au prix de son propre anéantissement.
Que pensez de Chal Managal ou le Serpent, cette communauté d'enfants réfugiés qui en fuyant, libre de tout adulte, forge son propre but ?
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Saddic contemple Badalle qui honore un défunt et pense : "Ses mots n'étaient pas pour lui, parce qu'il était parti. Ils étaient pour nous. Elle nous disait de renoncer à nos souvenirs. D'y renoncer pour que lorsque nous les retrouverons, tout soit nouveau. Pas les souvenirs eux-mêmes, mais les choses dont nous nous souvenions... Elle donnait des noms aux choses de ce nouveau monde."
Yan Tovis quant à elle est condamnée par la tradition, qui lui impose un rôle, à constituer un peuple à partir des Trembles, ignorants de leur origine, mais aussi d'anciens prisonniers, de marchands, de criminels et de pirates.
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"Nous rentrons chez nous... Était-ce un pèlerinage ? Une migration ? Trouverons-nous le salut ?... Elle n'était pas une prophétesse, mais eux voulaient une prophétesse. Elle n'était pas une sainte, mais ils Imploraient sa bénédiction. Son chemin ne promettait pas un chemin de gloire, mais ils l'avaient suivi sans broncher... Où est notre maison ? Elle se trouve devant. Où est notre maison ? Perdue loin derrière. Où est notre maison ? Elle est à l'intérieur, vide et creuse, attendue d'être remplie à nouveau. Où est Gallan ? Au bout de cette route... Parce que nous croyons... qu'il doit y avoir une route."
Erikson présente une image de la communauté parfaite, celle des Imass du Réfugium, telle que la définit Onrack
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"Les anciens s'asseyaient sur des rochers et observaient le camp et tous les membres de leur famille vaquant à leurs occupations, et ils rêvaient des endroits cachés et des sentiers qui s'ouvraient dans la fièvre des voix et des tambours qui résonnaient et des scènes tourbillonnantes peintes sur la pierre à la lueur des torches au plus profond de la nuit, lorsque les esprits s'épanouissaient visiblement dans une myriade de couleurs, lorsque les motifs remontaient à la surface et flottaient et coulaient dans l'air enfumé. La chasse et le festin, le rassemblement et le façonnage. Les jours et les nuits, les naissances et les décès, les rires et les chagrins, les histoires racontées et répétées, l'esprit qui se déploie pour se révéler comme un cadeau à chaque parent, chaque visage chaleureux et familier. Onrack savait que c'était tout ce qui comptait. Chaque apaisement des esprits recherchait la protection de cette paix précieuse, de cette continuité parfaite. Les fantômes des ancêtres planaient près d'eux pour monter la garde auprès des vivants. Les souvenirs tissaient des fils qui reliaient tout le monde, et lorsque ces souvenirs étaient partagés, ce lien devenait encore plus fort. "
Est-ce une mélancolie des origines avant la Chute ? N’oublions pas que le Réfugium est un domaine créé après l’histoire, un mirage consolateur dont l’existence peut s’achever à tout instant. Mais Onrack ne s’illusionne pas : il connaît la précarité de son bonheur et savoure chaque instant car il est ressenti comme une possible dernière étincelle de vie.
Cette communauté la plus proche de l’idéal d’Erikson, n'est-ce pas celle des Osseleurs ?
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Tanakalian - "On ne pouvait pas contester la discipline des Osseleurs durant la bataille. Mais la force qui les unissait vraiment résidait dans la camaraderie dont ils faisaient preuve pendant ces interminables périodes d'inactivité, comme les armées en subissaient toutes. En effet, Tanakalian en était venu à apprécier leur manque de cérémonial, leur irrévérence manifeste et leur étrange penchant pour se délecter de l'absurde."
Dans cette distance ironique des Osseleurs avec leurs commandants, dans ce sourire narquois des soldats malazéens sur leur existence naît le remède à toute servitude. Le pouvoir est un miroir.
Mais ce discernement a un prix.
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Bouteille - "Être un soldat donnait droit à un privilège caché. Il se tenait éloigné de la vie normale, protégé des rigueurs de la satisfaction des besoins les plus élémentaires - nourriture, boisson, vêtements, abri : tout cela lui était fourni sous une forme ou une autre. Et la famille - ne l'oublie pas. Tout cela pour exercer une terrible violence en retour ; seulement de temps en temps, car on ne pouvait agir ainsi longtemps sans écraser la capacité d'éprouver des sentiments, sans dévorer l'humanité d'un mortel... Moins un privilège qu'un fardeau... Un soldat savait ce qui était réel et ce qui était éphémère. Un soldat comprenait à quel point le tissu de la vie était mince, à quel point il était fragile. Pouvait-on ressentir de l'envie en regardant la vie protégée et ignorante des autres - ces personnes dont la foi cloîtrée voyait la force dans la faiblesse, qui trouvaient l'espoir dans la fausse assurance de la routine ? Oui, car une fois que vous prenez conscience de cette fragilité, il n'y a pas de retour en arrière possible. "
Lostara Yil constate que les Osseleurs ignorent le but de leur Générale. N'est-ce pas la volonté de Tavore de toujours se défausser, de refuser d'occuper ce lieu du pouvoir qui en forgeant un groupe brise sa puissance de vie ? : "Les dieux peuvent avoir leur guerre. Nous ne nous laisserons pas utiliser, ni par eux ni par personne. Je me moque de la manière dont l'histoire nous jugera."
Le pouvoir est un miroir et Tavore se refuse à laisser son image envahir le cadre. Par crainte de se perdre dans ce reflet, par prévenance pour ces soldats dont elle respecte la force goguenarde ?
Ce même Tanakalian, qui a l’intuition de la raison pour laquelle les Osseleurs lui apparaissent comme un véritable groupe, n’a pas la même lucidité lorsqu’il s’agit de son propre ordre des Casques Gris. Il doute de la valeur des vertus dont on glorifie les chefs, prêt à sombrer dans le nihilisme comme tant d'autres personnages d'Erikson lorsqu'ils pensent contempler la réalité alors qu'ils ferment un oeil pour fixer leur vue :
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"En effet, il en était venu à soupçonner qu'aucun héros, quelles que soient l'époque ou les circonstances, ne ressemblait en quoi que ce soit aux contes qu'on lui racontait petit. Ou peut-être avait-il pris conscience que tant de soit-disant vertus, présentées comme de dignes aspirations, possédaient un côté plus sombre. La pureté du coeur signifiait également une intransigeance vicieuse. Un courage inébranlable ne voyait aucun sacrifice trop grand, même si cela signifiait mener dix mille soldats à la mort."
Une demi-connaissance est plus dangereuse que l’ignorance. Sinn en est témoin. Elle découvre le tissu de rêves qui constitue cette prétention à nous unir que nous nommons société.
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Sinn : "Il croyait que son peuple était - ah- élu ! Ils le croient tous, tu ne vois pas ? Ils le croient, nous le croyons, tout le monde le croit ! Tu vois notre cadeau, Gloyeux ? Tu vois ce que la connaissance lui rapporte ? Le sanctuaire de l'ignorance est brisé !"
Mais comme tous les personnages d'Erikson qui pensent avoir révélé la vérité du monde, elle sombre inéluctablement vers la folie.
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"La sagesse grandit en éliminant les croyances, jusqu'à ce que la dernière longe soit coupée, et soudain on flotte librement. Seulement, parce que tes yeux sont grands ouverts, tu vois tout de suite que tu ne peux pas flotter ainsi. Tu ne peux que couler... La connaissance est un poison."
Tanakalian et Sinn voient en toute clarté mais ne savent pas quoi faire de cette vision, n’entendent pas ce que ce savoir implique. Il faut la sagesse d’un Violain révélée à Brys pour embrasser cette vie dévoilée :
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"le fait de savoir quelque chose - de le savoir clairement- n'offre aucune excuse réelle pour y renoncer. Et lorsqu'on met des mots sur ce qu'on voit, qu'on les donne à quelqu'un d'autre, ce n'est pas une invitation non plus. L'optimisme ne vaut rien si ça implique d'ignorer la souffrance de ce monde. Rien du tout. Et le pessimisme, eh bien, ce n'est que le premier pas sur le chemin, un chemin qui peut nous mener sur la route de Goule ou bien à un endroit où on peut se poser en faisant tout ce qu'on peut et tenir bon dans notre lutte contre toute cette souffrance. - "C'est l'endroit, Violain, où on trouve les héros." - " C'est sans importance... On fait ce qu'on fait parce que voir la vérité ne nous conduit pas toujours à la révélation. Parfois, ce qu'on voit est noir comme un gouffre, et ça nous trompe en nous faisant croire qu'on est aveugle. Mais on ne l'est pas. C'est tout le contraire."
Ce voyage dans les Terres Stériles pour tous ces groupes que nous croisons le long du roman est la confrontation avec la vanité de leurs certitudes sur le sens de leur existence en tant que collectivité. Et même l’armée des Osseleurs, pourtant si peu disposée à se bercer d’illusions,
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est frappée au cœur par le hasard d’une rencontre. Même une ironique clairvoyance n’est pas le gage de la survie : la chance doit la soutenir parfois.
Setoc - "Mes enfants, Dieu ne nous attend pas dans le désert. Dieu, mes enfants, est le désert. Soyez témoins de ses lois et soyez humbles. Dans l'humilité, trouvez la paix. Mais sachez ceci : la paix n'est pas toujours la vie. Parfois, la paix se trouve dans la mort. Face à cela, comment ne pas être humble ? Les lois sauvages sont les seules lois."
Le pouvoir est un miroir, le miroir que se tend une communauté à elle-même et, si elle refuse de se contempler dans toute sa nudité mortelle, elle trouvera toujours un chef pour incarner par son image cette illusion, ce rêve qu’elle se donne – avant qu’il ne devienne poussière.
Les lecteurs du cycle malazéen forment aussi une communauté. Mais, à la différence des personnages de « La Poussière des Rêves », ils devraient savoir que l’image que leur renvoie le miroir est une fiction, une illusion librement offerte et librement consentie. Et dans ce mensonge de mots savamment tissé, le plaisir le plus subtil est le plus inattendu. La littérature est l’art d’user du faux pour dire le vrai.
Comme le dit Janath à Bugg : "La solitude est simple. La société ne l'est pas."