Parfois je dis : tentons d’être joyeux
et ceci me semble modestie
tant est creusée désormais la déserte mesure
à laquelle fut promis le grain.
Et parfois je pense : tentons d’être graves,
qu’il ne soit jamais dit que jaillisse pour moi
le sang du veau gras ;
et cela encore me semble modestie.
Mais assurément, à qui comble
d’hypothèses le désert,
d’images l’obscure nuit, mon âme,
à celui-là il sera dit : tu as reçu ta récompense.
Cristina C.
Avec ce dernier livre, « Le Dieu Estropié », viendrait l'heure du jugement : le jugement qui attend les personnages, la sentence définitive sur l'oeuvre.
Toutefois, auparavant, il me faut évoquer ce soldat malazéen dont, comme pour tant d'autres de ses camarades, on ne connaîtra jamais le nom d'origine, ce soldat qui passe presqu'inaperçu mais qui nous rappelle son existence parfois, le soldat Tout ça pour ça.
Je ne me souviens plus dans quel volume il apparaît. Certains lecteurs prétendent l'avoir découvert au troisième livre, d'autres au cinquième, les plus nombreux au huitième. Je pense qu'il est dissimulé dans chacun des opus, une jureuse à la main, prête à être lancée en plein milieu du visage penché sur les pages, comme une présence invisible.
Mais tout commence - certains penseront que tout finit aussi - par une absence, un vide angoissant : ainsi le livre 1 est comme une spirale autour des Osseleurs et de Tavore, qui s'approche mais n'atteint jamais ce coeur de notre questionnement. Quel sort leur a été réservé ? Quel jugement ont-ils affronté ?
Puisqu’il faut se prononcer sur la valeur d’une création, pensons à l'obsession des Forkruls Assail pour leur idéal de pureté, ce peuple qui s'empare de cette soif inextinguible d'ordonner le monde, de lui trouver un sens au-delà de ce qu'il nous offre pourtant librement. C'est Calme qui nous délivre l'idéal, perverti par l'intransigeance, des Purs :
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« Le premier mot consciemment formulé avait été justice. Un mot destiné à nourrir l’indignation. Un mot autorisant la volonté à changer le monde et toutes ses cruelles circonstances, un mot, oui, voué à rectifier l’infamie et la brutalité. La justice, née dans le noir terreau de la nature indifférente. La justice, destinée à lier les familles, construire les villes, inventer, protéger, façonner les lois et les interdictions, marteler la force de caractère des dieux afin de les plier à la religion. Toutes les croyances prescrites poussaient, s’élevaient et se ramifiaient à partir de cette seule racine jusqu’à se perdre dans le ciel aveuglant. (…) Dieux et mortels, vérités entortillées, avaient par leurs innombrables actes souillé ce concept auparavant pur. »
C'est un aveuglement identique qui atteint Tanakalian. Ce dernier est persuadé que sa foi n'est pas compatible avec une humanité décevante, qu'il lui faut plutôt trahir ses congénères que l'idée qu'il se fait de son engagement religieux.
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Ainsi dit-il à Krughava – « Du côté de l’Adjointe, on nous offre une place parmi les mortels, parmi les humains, faillibles, faibles, doutant de leur propre cause. De l’autre côté, l’engagement de notre foi. Les Loups de l’Hiver, les Loups de la Guerre. Le Seigneur et la Dame de l’antre des Bêtes. (…) La question - tellement ridicule - est la suivante : sommes-nous destinés à rester des hommes ou à massacrer l’humanité ?"
Cette folie de justice résonne en écho à travers le roman, jusqu'au Rivage où s'affrontent Lumière et Ténèbres. Elle instille le doute même au coeur d'une lutte pour la survie des Trembles dans l'esprit de leur souveraine.
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Yan Tovis – « Le jugement, les ronces parsemées des épines grossières du châtiment, elles pouvaient déchiqueter la peau d’un peuple tout entier, et tandis que le sang dégoulinait, chaque corps se voyait soulever plus haut, soulevé même du sol, Le piège cruel les transportait dans le ciel de la Droiture. La raison ne pouvait monter aussi haut, et dans les cieux la folie tournoyait sans entraves. (…) Le Rivage exige que nous nous abandonnions à lui. Il exige notre esclavage pour la gloire de son amour, pour la douce pureté de sa bénédiction éternelle. Il y a quelque chose de mauvais là-dedans. (…) Ici ! Ma fille bénie, je suis ici et ta vie m’appartient ! Vois cette blessure. Toi et moi allons la refermer. Mes os, mon sang. La mort sous nos pieds, la vie l’épée à la main. Tu seras ma chair. Je serai tes os. Ensemble, nous ferons front. Changeants mais immuables. Libres et esclaves. »
Pour les Forkruls Assail, ce monde est imparfait, l'humanité n'a pas accompli les promesses qu'il recelait. Cette déception fait dire à Révérence – « L’humanité sera jugée. Ce monde blessé, brisé, sera jugé. » Mais nos Purs ne comprennent pas que l'échec de la création est en eux : ils ne peuvent que vouloir une justice épuratrice, car ils n'imaginent pas pouvoir rendre bon ce qu'ils considèrent mauvais. Or avant de vouloir améliorer le monde il faut d'abord l'aimer car seul ce qui recèle à nos yeux une once de beauté vaut d'être cultivé. L'amour se présente avant la justice.
En contrepoint à cette quête de pureté, de transcendance figée, il y a ces divinités qui mesurent leur perfectionnement par leurs doutes, leur faiblesse, en un mot leur humanité : le Dieu Estropié, Cotillon, Maël.
C'est ce parcours d'humanisation qu'a connu le Dieu Estropié, en étant soumis, démembré, enchaîné comme l'humanité l'est à sa condition mortelle –
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« Je peux voir à travers les yeux de mes serviteurs – quand je l’ose – et ils me gratifient d’un regard, d’un étrange regard que j’ai longuement peiné à comprendre. Affamé, bien sûr, débordant de besoin. Mais je suis le dieu étranger. L’Enchaîné. Le Martyr, et mon saint mot est Douleur. Et cependant ces yeux implorent. Je comprends, désormais. Que demandent-ils ? (…) Ils veulent ma pitié. (…) Vois comme j’ai changé. Ma douleur, à laquelle je me suis cramponné de manière tellement égoïste, se déploie désormais comme une main brisée. Nous nous touchons parce que nous nous comprenons, nous tressaillons à ce contact. Je suis un parmi eux, désormais. (…) La mort ? Depuis quand la mort est-elle un échec ? (…) C’est ça, la foi, tu sais. Rien d’autre. De la pitié pour nos âmes. »
Cotillon,
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dont le geste contre le Dieu Estropié pourrait être considéré comme le plus empreint de mansuétude de toute la saga, considère sûrement les retrouvailles entre Mes Regrets et Crokus comme son achèvement le plus humain. Un acte de pure générosité.
Ce que se voit offrir le Dieu Estropié, Korabas, Icarium, Tavore, eux qui ont été sacrifiés et reçoivent un amour sans conditions, des malazéens, des T'lan Imass, de Silchas Ruin et ses éleints, de Mappo.
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« Korabas fixa son regard sur cet horizon implorant. Ses alliés avaient repoussés ses assaillants, un sacrifice fatal qui lui avait valu un répit. Elle ne comprenait pas, mais elle comptait bien les honorer de la seule manière qui lui était encore possible. S’il s’agit bien d’une destinée qui m’est offerte, j’irai à sa rencontre. Je l’affronterai et, si je le peux, je parlerai au monde. Et si ce doit être l’endroit de ma mort, qu’il en soit ainsi. J’ai été libre, ne serait-ce qu’un court instant. J’ai été libre. »
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Onos Out’ilan à Gesler – « Si par notre sacrifice – le vôtre et le mien – la douleur d’une vie peut prendre fin ; si par nos morts cet être peut rentrer chez lui… alors nous estimons qu’il s’agit d’une noble cause. – Ce Dieu Estropié… c’est un étranger pour chacun de nous. – Il suffit qu’à l’endroit où il se considère comme chez lui il n’en soit pas un. »
Goule – « Qui est l’ennemi ? L’ennemi, c’est le renoncement. Où se situe le champ de bataille ? Au cœur du désespoir. »
Le cheminement des Osseleurs à travers le Désert de verre paraîtra sans fin à certains lecteurs. Mais ce parcours est celui qui doit les mener jusqu'à l'abandon complet, au désespoir absolu.
Aranict a pleinement conscience qu'elle contemple le lieu où sombre toute espérance –
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"Elle était persuadée que si elle écoutait d’une oreille attentive (…) elle parviendrait à entendre les psalmodies du rituel qui avait allumé les feux, créant la cruelle profanation qui était elle-même devenue le désert de Verre. Voilà ce à quoi mène le désespoir, le genre à dérober la lumière du monde, à se moquer de la vie dans sa lutte pour exister, pour persister. Niant notre désir de guérir, de réparer tout ce que nous avons brisé. Refusant même tout espoir. Si le désespoir possédait son rituel, c’est ici qu’on le clamerait. »
Agir sans témoins, c'est agir face à sa seule conscience, dans son humanité dépouillée, c’est agir selon la seule foi en la valeur de la création.
Tavore ne peut rien offrir, rien promettre de concret. Elle ne peut conduire les Osseleurs qu'à ce lieu où il ne reste plus rien que l'acceptation de son sort et la seule foi en cette frêle femme qui ne demande que la confiance sans contrepartie ni récompense.
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Brys à Aranict à propos de Tavore - « Je crois qu’elle ne nous offre que son silence parce qu’elle n’ose pas nous offrir autre chose. Ce que nous considérons comme de la froideur ou de l’indifférence est en fait la compassion la plus profonde qu’on puisse concevoir – Tu crois que c’est la vérité ? – Je choisis de le croire, Aranict. – Cela me convient.’
Tavore pousse les Osseleurs jusqu'aux confins de leurs certitudes, à l'extrême lisière de la réconfortante raison, là où le vide tend ses bras.
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Affable à Faradan Sort – « On ne peut pas demander à un soldat d’ouvrir son cœur. S’il le faisait, jamais plus il ne pourrait prendre la vie de quelqu’un. Comment ne le comprend-elle pas ? Nous devrions nous efforcer de devenir plus durs que notre ennemi. Et au lieu de cela, elle voudrait que nous nous adoucissions. Que nous ressentions. »
Et il n'y a rien d'étonnant à ce qu'Erikson fasse se rencontrer les Osseleurs et le Serpent. Car qu'y a-t-il de plus grave que ce regard que portent les enfants sur la création, cette gravité de la découverte et de l'étonnement, cette innocence qui fait que pour eux tout est recréé ? Ces enfants rendent justice à ce monde en découvrant son infinie générosité, en saisissant chaque chose offerte comme un cadeau, un jouet.
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Travertine – « Et puis les enfants descendaient des chariots et, isolés ou par deux, rendaient visite aux soldats. Ils ne venaient pas pour implorer ni supplier, simplement pour s’assoir et veiller suir les soldats durant leur sommeil. Ou souffrir, les yeux écarquillés. Ou, pour quelques-uns d’entre eux, mourir en silence. (…) L’arrivée craintive d’un enfant dans chaque petit noyau de soldats semblait opérer un étrange effet sur eux. (…) Quel était donc ce don ? »
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Koryk – « Le soldat malazéen porte sur son dos tout ce qui lui est nécessaire pour la guerre. Le credo de Dassem pour les campagnes. Mais s’il n’y avait pas de guerre ? Et si l’ennemi se trouvait en nous ? Et si le fardeau n’était pas seulement le nôtre ? Et s’il pesait sur le putain de monde entier ? (…) Ils avaient oublié ce mot. Jouets. (…) Il existe un secret que peu d’entre nous pourraient deviner. (…) Que c’est l’innocence qui est sacrée. Rien d’autre. »
La nuit de la mutinerie est aussi celle de l'introspection, et dans les deux cas c’est une lutte qui se livre. Face à la mort et au vide, certains, trop raisonnables, se débattent, tel Blistig qui refuse de renoncer, d'autres se mettent à placer leur vie dans l'abandon.
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Alors par son sacrifice, Tavore accepte enfin de prendre cette place qu'elle refusait, offre son innocence à la confiance de ses troupes. Et cette image de Violain qui, seul en tête du convoi, souhaitait reculer cet instant fatidique, me hantera longtemps.
Krughava a ressenti la valeur de ce en quoi elle a décidé librement et sans certitude de croire, en renonçant, à la différence de Tanakalian, aux vérités sans ombres de son engagement au sein des Casques Gris.
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Elle se livre sans faux-fuyants à Abrastal et Spax en évoquant ce qu'elle a vu en Tavore – « Le Dieu Martyr était blessé. Il éprouvait une immense douleur. (…) Altesse, lui planter un couteau dans la gorge ne serait que pitié, car ils sont nombreux – vous devez le comprendre -, tellement nombreux à se nourrir de sa douleur, à boire le doux venin de son sang fiévreux. Plus encore, en contemplant son emprisonnement et son agonie, ils se sentent élevés, plus puissants, et dans ce pouvoir, la seule monnaie ayant cours est la cruauté. (…) Et elle tenait quelque chose dans sa main. C’était petit, vraiment petit… (…) Ce qu’elle tenait, c’était le pouvoir de libérer le Dieu Martyr. (…) Le pouvoir de réduire en cendres la séduction de la souffrance elle-même. – Je l’ai vue assez souvent. Elle ne porte jamais rien dans sa main. – Krughava avait posé sa coupe. Elle s’était immobilisée, assise, la main gauche ouverte, paume vers le haut, posée sur le genou. Elle considérait cette main sans ciller, comme si elle avait cherché à faire apparaître tout ce dont elle avait besoin. – Ce n’est pas un miroir, souffla-t-elle. Mais…oh, comme j’aimerais que c’en soit un."
Tavore ne peut rien offrir. Elle ne peut être que celle en qui chacun pourra reconnaître sa commune humanité. Ainsi de son exhortation à ses soldats – « Qui êtes-vous ? Je sais moi qui vous êtes. »
Et ce hurlement, cet appel sans écho.
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« Elle était seule. Son épée toujours tenue d’une main si gauche, et sa tête bascula alors en arrière, afin d’exposer son visage à la face des cieux. Tous les yeux étaient désormais braqués sur elle, mais elle n’en voyait rien. La bouche de Tavore s’ouvrit, et le cri d’angoisse qui s’en échappa n’avait rien d’humain. Il résonna partout sur le champ de bataille. Il déferla sur les Osseleurs qui ne manquaient rien de la scène, atteignit et caressa les innombrables cadavres. Il se battit avec la poussière, s’éleva pour disparaître dans la vive luminosité teintée de vert du ciel bientôt crépusculaire. Quand la voix se tut, tous voyaient bien que ce cri se poursuivaient dans les contorsions tendues de son visage. Désormais silencieuse, elle n’avait plus rien à offrir au firmament, et dans ce rien, il y avait tout »
Dans ce cri se trouve, entier, l'espoir angoissé jeté à la voûte céleste, froide et silencieuse.
Alors que penser du soldat Tout ça pour ça qui menace le lecteur de sa jureuse depuis tant de pages ? Est-il le véritable protagoniste de ce Livre des Martyrs ? Je l'ignore. Mais à ceux qui ont cru reconnaître son ombre omniprésente, je ne peux qu'écrire que je l'ai baptisé du nom de gratitude. Gratitude envers Steven Erikson, envers Emmanuel Chastellière et Nicolas Merrien, envers les éditions Léha.
Comme le dit Ben le Vif à Kalam – « Tu dis que Tavore demande, parce que c’est ce qui convient. Mais son frère, il se contente d’escompter. »
Je leur ai fait confiance à tous et ils ne pouvaient qu'espérer que leur promesse comblerait mes attentes.
Qu'attendre de plus que la foi, l'espérance et l'amour ?