À propos de L'eau dort. Le changement de perspective d'avec le tome précédent est radical. D'une armée conquérante dont les aventures étaient racontées par un annaliste bordélique au possible (Murgen), on passe sans transition à la lente et intense pratique de la guérilla urbaine relatée par l'ultra-précise Roupille. Si les ellipses demeurent (on est dans la Compagne noire quand même), le choc thermique est sensible. Autant je n'avais que moyennement accroché à la Taglios présentée par Toubib et Madame, autant là, l'immersion dans les bas-fonds, la lutte cachée, les fameuses inscriptions "l'eau dort" ou "Mon frère impardonnable" campent une ambiance géniale, et j'ai parfaitement supporté ce long passage dans cette société. De plus, le "Grand Dessein" de Roupille apparaît immédiatement, et la compréhension du récit, des différents actes en est grandement facilitée. Sur le plan du rythme, je crois que le retour forcé de Saule Cygne au sein de la Compagnie contribue grandement à alléger l'atmosphère et offre des respirations bienvenues. Sans endosser le rôle du bouffon, il détend sacrément l'ambiance, et ses échanges de piques bien phallo avec Roupille sont vraiment drôles.Puis c'est le passage dans la Plaine, et l'arrivée auprès du golem, la délivrance des Captifs, bref, la réussite de la mission de Roupille. Un long chemin de croix que cette réussite, ponctué de la découverte du cadavre de Gros Baquet, des remords de Saule à la découverte du cadavre de son ami (rahh, le nom m'échappe sur l'instant, ah si, Matter), le sacrifice de Gobelin… On obtient des éléments de confirmation sur l'attitude de Volesprit – la Protectrice –, qui est là pour jouer, qui s'arrange pour qu'aucune victoire ne soit définitive. Sa folie, connue, est mise en perspective sans perdre son côté jubilatoire.Un très bon tome donc, essentiellement axé sur les aspects tactiques. Malgré les – minces – révélations d'Oncle Doj, on reste dans une vision à courts et moyens termes, avec des objectifs tangibles. La dimension supérieure, stratégique, reste inintelligible tant pour les acteurs que pour le lecteur. Tout ça, s'est pour le grand final.
Sur Soldats de pierre donc. Retour de Toubib aux affaires, Roupille comme capitaine, un nouveau monde, tout est blackboulé, et pourtant, on s'y retrouve parfaitement, l'âme de la Compagnie demeure (on s'installe dans un lieu et on trouve le moyen d'avoir un moyen de pression sur tout le monde
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). Avec le projet de reconquête de Taglios, tout se met en place. Et je dis bien tout. Cette fois, les dimensions philosophiques et cosmogoniques sont le fil conducteur du récit. Les dieux ne sont plus de "simples" acteurs parfois présents, souvent en arrière-plan, mais s'insèrent dans le grand puzzle. Dans ce dernier tome, c'est vraiment – excusez-moi du terme – le grand bordel. Tout est excessif. Les poteaux volants, la puissance de Tobo et de ses ombres, la Nef… et pourtant ce qui d'habitude me fait fuir en SF (les "hypers" constructions d'univers avec des seizième degrés et des liaisons à la va-comme-j'te-pousse) à ce coup-ci parfaitement fonctionné sur moi. Ce double mouvement synchrone d'élargissement sur un plan universel et de rétrécissement de l'action avec une concentration des acteurs, des actions et des objectifs m'a semblé parfaitement mené.Et puis c'est le grand ménage, Qu'un Œil (on s'y attendait), Murgen, Oncle Doj, Sara, Roupille même
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, ces morts en quelques lignes… J'ai mis du temps à les accepter, à comprendre que l'auteur ne nous préparait un retournement de situation de derrière les fagots, mais si j'étais sûr que ce ne serait pas le cas.Et si le cycle de la Compagnie noire doit en partie sa renommée pour le traitement gris clair, gris foncé de ses héros, son absence de manichéisme, on en a encore une nouvelle preuve avec Mogaba, qui regrette mais ne sais comment faire machine arrière, avec Volesprit ou Narayan Singh qui sont loin d'être les monstres que l'on croise habituellement, avec Tobo qui se venge de manière atroce semble-t-il. On n'a peu le sentiment d'être du côté des "bons", et c'est plus un parti pris du lecteur – encouragé par l'auteur – de soutenir telle ou telle cause (cf. le génocide de Toubib au Katovar).La qualité du final a déjà été soulignée, je ne peux qu'abonder dans ce sens, Toubib a finalement eu ce qu'il voulait, et ce nouveau changement de perspective tombe parfaitement.