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Il serait vain de prétendre analyser en profondeur la mise en scène d’une saga filmique aussi colossale que celle du Seigneur des Anneaux, mais il est tout à fait permis d’en évoquer certains principes, car si les DVD sont plus que généreux pour ce qui est d’expliquer la logistique, la technologie, l’écriture et l’aventure humaine de ces films, ils s’avèrent beaucoup plus discret quant à la technique de mise en scène proprement dite. L’ouvrage universitaire Le Seigneur des Anneaux, à paraître prochainement aux Editions Cadrage, s’est essayé à l’exercice. Le chapitre « Mise en image » étudie ainsi plusieurs aspects spécifiques de la mise en scène de Peter Jackson (Références, Formats, Prises sur le vif, Prévisualisation, Illustrations, Chorégraphies, Correspondances, Chromatismes, Le sens du voyage).Voici deux extraits de cette étude…EXTRAIT 1CorrespondancesA certaines reprises, Jackson va décider de contrarier l’avis du Professeur Tolkien en évoquant visuellement des analogies que ce dernier réfutait. Trois raisons à cela : 1/ ces analogies ont été décrétées par les lecteurs, et d’une certaine façon cet univers leur appartient. 2/ ces analogies permettent à Jackson de réveiller inconsciemment certains sentiments du public. 3/ paradoxalement, le fait d’expliciter ces analogies permet d’enterrer le débat inutile qu’elles pourraient faire naître.L’anneau de Tolkien a longtemps été assimilé à la bombe atomique, et Jackson explicite ce caractère dans l’ouverture de La Communauté de l’Anneau. La mort de Sauron évoque très clairement une explosion atomique, couchant tous les orques alentour comme le ferait une telle explosion sur une forêt. Le cercle dévastateur de cette explosion trouvera sa correspondance inversée dans le final du Retour du Roi, où cette fois-ci le cercle de l’armée des hommes sera la seule zone épargnée d’une dévastation alentour.A la sortie du livre, la Guerre de l’Anneau fut souvent comparée au réveil de l’armée hitlérienne. Dans cet ordre d’idée, la première vision de l’armée de Saroumane, lorsque ce dernier harangue ses troupes du haut de sa tour, renvoie sans aucun doute possible aux mises en scène de Leni Riefenstahl (voir chapitre Heroic Fantasy) dans le film de propagande Le Triomphe de la volonté (des images qui ont frappé la conscience collective quand bien même le film n’a pratiquement pas été diffusé en Occident depuis la fin de la guerre).Enfin le danger industriel représenté par les armées de Saroumane va se traduire dans la couleur charbon de la tour d’Orthanc, les feux des chaudronneries, les dominantes grises et ocres, jusqu’à la vision qu’a Frodon du nettoyage de la Comté et qui évoque fortement certaines régions minières à la nature dévastée.De même le catholicisme de certains thèmes va se traduire par une iconographie directement empruntée à la peinture religieuse classique. Le thème de l’eau purificatrice sera clairement évoqué par le réveil des eaux que provoque Arwen au Ford du Bruinen, et la digue rompue par les Ents durant l’assaut d’Isengard. On le retrouvera plus imagé lorsque des armées de cavaliers s’abattent sur les troupes d’orques, et plus précisément lorsque Gandalf et ses troupes déferlent au gouffre de Helm (augmenté d’un rai de lumière divine qui ne laisse aucun doute quant aux intentions iconographiques).Mais Jackson va également s’employer à créer une symbolique interne au récit, en jouant sur les oppositions de certaines figures. Au début des Deux Tours, Frodon empoigne son épée Dard de la main gauche et se jette sur Gollum à gauche en hors champ, lorsque ce dernier agresse son ami Sam. En un saisissant effet miroir, vers la fin du métrage (séquence d’Osgiliath), Frodon réitère ce même geste vis-à-vis de son ami Sam, à droite en hors champ, en tenant l’épée de la main droite, alors que Gollum n’est plus que le spectateur du drame. Entre ces deux images marquantes s’est produite l’inéluctable descente aux enfers du hobbit. Dans le même esprit, durant le prologue de La Communauté de l’Anneau, Isildur, portant fièrement l’anneau, est attaqué par une troupe d’orques et finit dans le lit d’une rivière, trois flèches plantées dans son dos. Plus tard, non loin d’une autre rivière, Boromir succombera aux trois flèches que les orques lui lancent dans la poitrine, tel un rituel sacrificiel réservé aux hommes qui ont succombé à la tentation de l’anneau.Cette tentation nous est présentée en flashback dans La Communauté de l’Anneau lorsque Isildur et Elrond sont au cœur du Mont du Destin. Un gros plan nous montre Isildur souriant, signifiant d’un « non » à voix basse son terrible refus. La mémoire de ce flashback est censée se manifester lorsque nous pénétrons à nouveau en ces lieux dans Le Retour du Roi. Quelque part, même s’ils ne le réalisent pas pleinement, les spectateurs s’attendent à ce que Frodon cède à la même tentation qu’Isildur. La façon avec laquelle il est cadré, en effet miroir, ne laisse planer aucun doute.L’autre porteur de l’anneau se trouve dans la figure schizophrène de Gollum-Smeagol (une référence plutôt adroite que fait Tolkien au mythe d’Abel et Caïn). Son dédoublement de personnalité intervient lors de deux séquences, l’une dans Le Retour du Roi (où Smeagol parle à son reflet dans l’eau : Gollum), l’autre dans Les Deux Tours (une séquence dirigée par Fran Walsh, et tournée après celle du Retour du Roi). Sur le plan de la mise en scène, la séquence schizophrène des Deux Tours est la plus novatrice, en ce qu’elle ose détourner la figure de style la plus académique du 7ème Art, celle du champ/contre-champ des scènes de dialogue entre deux personnages, en y substituant un seul personnage filmé sous deux angles différents. L’effet est idéalement réussi car immédiatement traduit et assimilé par le spectateur. Plus conventionnelle, la séquence du Retour du Roi se conclue néanmoins sur une idée brillante. Lorsque Smeagol jette un caillou dans l’eau, troublant son reflet qui représente Gollum, l’impact du caillou dans l’eau cède la place à l’image de Sam. Outre l’effet de mise en scène (qui est, par ailleurs, un effet spécial), le plan suggère en filigrane que Sam surveille avant tout le côté Gollum du personnage, et non sa totalité.Enfin, une autre symbolique interne au récit semble ne pas trouver de conclusion dans la saga. Dans La Communauté de l’Anneau, lorsque Frodon visualise le nettoyage de la Comté, un gros plan du comédien Elijah Wood nous montre son visage sur le point d’exploser, avant qu’il soit projeté en arrière comme si ce futur au conditionnel lui avait bondi dessus. Cet effet coup de poing se retrouve dans des circonstances similaires lorsque, dans Les Deux Tours, Arwen visualise son terrible futur. Un gros plan voit l’actrice Liv Tyler partir légèrement vers l’arrière, les tendons du cou saillants. Là aussi, son futur conditionnel semble lui avoir bondi au visage. L’effet est absent du chapitre final, alors qu’on s’attendait à l’y retrouver, plus particulièrement chez le personnage central d’Aragorn. Or, Le Retour du Roi devait à l’origine débuter par un cauchemar d’Aragorn, une scène forte qui renvoyait à la fois à l’ouverture spectaculaire des Deux Tours, qui soulignait que cet épisode était celui du futur Roi, et, peut-être nous offrir un gros plan du comédien Viggo Mortensen frappé au visage par son futur conditionnel…
EXTRAIT 2Le sens du voyageLe tour de force le plus éclatant du film est aussi, forcément, le plus discret. Alors que les lecteurs de Tolkien avaient pris l’habitude de régulièrement se reporter aux cartes difficilement lisibles qui débutent l’ouvrage, les spectateurs du Seigneur des Anneaux n’ont pas le moindre effort à fournir pour se repérer parfaitement sur la longue marche à travers la Terre du Milieu. Cet exploit a nécessité de la part de Jackson une discipline de fer (que d’aucuns confondront avec de l’académisme) et sur lequel il s’est tenu sur plus de trois ans de prises diverses. Dès l’instant où Bilbo, dans La Communauté de l’Anneau, s’apprête à quitter son foyer, la direction du voyage est établie. Elle se fera de la gauche vers la droite. La marche de Frodon et Sam à travers la Comté, le galop d’Arwen vers Fondcombe, la communauté quittant Fondcombe, l’arrivée à la Moria puis en Lothlorien, toutes ces séquences voient les protagonistes aller de la gauche vers la droite. En contrepartie, tous les acteurs extérieurs à la Comté (les cavaliers noirs, mais aussi Legolas ou Gimli) nous sont d’abord montrés arrivant de la droite. Le danger et l’inconnu proviennent d’un ailleurs qui se trouve à l’Est, donc à la droite. Frodon et Sam, qui accomplissent le voyage primordial autour duquel tout se joue, ne s’éloigneront jamais de cette ligne unique qui va de la gauche vers la droite (arrivée à la porte du Mordor, traversée du Marais aux Morts, arrivée devant Minas Morgul). Sur dix heures de métrage et quelques milliers de plans, Jackson ne lâchera à aucun moment cette direction, à tel point qu’il devra même tricher avec la géographie de Tolkien. En effet, lorsque Frodon et Sam quittent Cirith Ungol, entrent en Mordor et se dirigent vers le Mont du Destin, nous les voyons aller de gauche à droite, tandis qu’au fond de l’écran les observe l’œil de Sauron au sommet de Barad-dur. Or, si l’on se reporte au trajet des hobbits durant ce chapitre, et selon les cartes de Tolkien, Barad-dur devrait se trouver à la droite des deux héros, donc derrière la caméra. Peter Jackson a, ici, du faire un choix :-soit il conservait sa direction sans tricher, et il filmait les hobbits allant de gauche à droite mais pas de tour au fond du plan.-soit il incluait la tour de Barad-dur dans le plan, sans tricher, et filmait les hobbits allant de droite à gauche.-soit il obtenait un plan cohérent avec la narration de son film (présence de la tour + bonne direction de la marche des hobbits) en trichant avec la topographie des lieux.Sur le plan cinématographique, la troisième solution s’avérait la plus juste, et seul un cinéaste courageux, qui croit en la force de ses images, pouvait se résoudre à une aussi saine « tricherie ».Ce principe du Mal venant de la droite de l’écran sera conservé lorsque les troupes de Saroumane assiègeront le gouffre de Helm, quand bien même ces envahisseurs attaquent du Nord vers le Sud. Ce qui importe, répétons-le, n’est pas le repère géographique des quatre points cardinaux mais que le spectateur puisse se repérer sur un écran à deux dimensions, à deux directions. Les choses vont se compliquer lorsque Jackson devra faire dialoguer géographiquement deux lieux appartenant au même camp. Le problème est d’abord soulevé lorsque Gandalf rend visite à Saroumane, et que nous ignorons alors la future traîtrise de ce dernier. En se rendant en territoire « ami » Gandalf parvient à la tour d’Orthanc de la droite vers la gauche. Plus tard, lorsque le traître Saroumane sera défait, Gandalf parviendra à cette même tour de la gauche vers la droite, c’est-à-dire dans la direction donnée des forces du Bien vers celles du Mal.Le cas de la ville de Minas Tirith est assez intéressant, tant ce lieu connaît une ambivalence dans son traitement « topographique » en même temps que narratif. Cette cité blanche n’est qu’entraperçue dans La Communauté de l’Anneau (lorsque Gandalf plonge dans ses archives) et apparaît alors comme un lieu neutre et non situé géographiquement. C’est à la fin des Deux Tours que nous l’apercevons mise dans le contexte de la Terre du Milieu. Lorsque Frodon, Sam et Gollum sont escortés par les hommes de Faramir à la ville d’Osgiliath, ils pénètrent à l’écran en venant de la gauche (direction du voyage des hobbits, toujours inchangée) et nous voyons au loin, au fond à droite, la silhouette de la Cité Blanche (dans la version longue uniquement, car elle fut effacée de la version en salles pour éviter que le public ne la confonde avec le gouffre de Helm). Le positionnement de Minas Tirith ne permet donc pas de la classer dans un camp donné. Tout au plus savons nous que le Mordor se trouve à « sa droite » (lorsque Gandalf et Pippin aperçoivent le signal de guerre de Minas Morgul). Minas Tirith devient indubitablement une cité alliée lorsque sont allumés les feux du Gondor. Dans un pur instant de cinéma (qui n’a pas son équivalent littéraire) Jackson nous envoie de la cité blanche (à gauche) vers Edoras (à droite). La nouvelle alliance qui vient de se forger va dans le même « sens » que toute l’aventure que nous avons suivi jusqu’ici.Textes extraits du livre : Le Seigneur des Anneaux de Rafik Djoumi, Editions Cadrage, 2006-2007. Cadrage / Arkhom'E, tous droits réservés
Vu sur dvdrama. Pour tous les amateurs des papiers enflammés de Rafik avant qu'il quitte Mad Movies, ça devrait constituer un ouvrage à surveiller. :)

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Un ouvrage sur la mise en scène du film, oui ça doit être interessant. Maintenant, j'ai été plus intéressé par l'extrait sur "le sens du voyage" que sur "les correspondances". Notamment au sujet du catholicisme, de l'iconographie ou du mythe de Caïn et Abel. Certes Tolkien était catholique et cela se voit dans son texte mais il en était conscient et essayait de laver son texte de ces réferences. Il reste des références inconscientes dans son texte peut être mais je ne crois pas que Tolkien par exemple assimile Gollum à Caïn et Abel bien qu' effectivement leurs histoires se rapprochent indéniablement.De même les références à la bombe atomique ou à l'armée hitlerienne, je n'y crois pas du tout. Ce sont des interprétations des critiques ou lecteurs, j'aimerais que cela soit mieux mis en avant afin qu'on ne fasse pas d'amalgame. J'espère que dans l'ouvrage il y aura les références de ses dires. Et souvenons nous aussi que Tolkien rejetait toute idée d'allégorie de son texte.

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Aillas a écrit :Et souvenons nous aussi que Tolkien rejetait toute idée d'allégorie de son texte.
Je suis bien d'accord avec toi. De ce côté-là, Djoumi tape sûrement à côté, par contre, pour ce qui est de l'analyse purement cinématographique, il connaît son sujet. :)

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L'histoire des droite -gauche, ça va un temps, mais surveiller ça sur chaque plan, ça fait beaucoup je trouve; m'enfin, un expert me dirait qu si c'est bien fait, ça se remarque pas.

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Vous dormez ou quoi ? ;)Je n'étais pas du tout au courant, et content de constater que Rafik est toujours en circulation... Même si c'est en partie pour bosser pour dvdrama... :(

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En tout cas, Rafik a écrit sur son blog que le bouquin était terminé depuis un certain temps, et même déjà traduit en anglais, mais dommage que la parution soit pour l'instant "bloquée" semble-t-il...

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Je trouve toujours interressant de lire ce type de commentaires, non pas que je pense avoir un jour de lire un livre entier sur le sujet, j'aime parfois que quelqu'un aille plus loin qu'un simple visionnage, et le canevas de sa réflexion constitue toujours un point de départ plus "facile" et moins fatiguant que de devoir faire tout le boulot tout seul, en tant que néophyte... Comme beaucoup ici je pense, je reste plutôt froid devant les tentatives "d'allégoriser" (non, pas Al Goriser) le livre dans le film, mais sur la mise en scène je suis toujours surpris de voir que certaines choses sont murement réfléchies alors qu'elles semblent indécelables... :)

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J'attends de voir le prix lorsqu'il sortira vraiment, mais d'après ce qu'il dit sur son blog ceux qui ont lu le Mad Movies HS Peter Jackson et ses critiques des SdA dans le mag doivent pas s'attendre à énormément de neuf (d'autant plus qu'il n'y aura que 65 pages en français).Du coup je suis pas certain d'apprendre beaucoup de trucs avec ce bouquin... ;)