Nakor a écrit :Le problème avec ta relecture de la généalogie du genre c'est qu'elle semble écarter tout un pan qui ne correspond pas avec ton prisme. Dès lors, il est bien commode de se targuer d'être objectif tout en accusant l'autre d'instrumentaliser le genre, donc en ignorant ta propre orientation, pour ensuite tenter de me ranger politiquement, ce qui vaut disqualification.
Ben non.
Tu avançais deux déclarations avec lesquelles j'étais en désaccord car j'avais lu des choses beaucoup plus nuancées dans les ouvrages d'Anne Besson, Jacques Baudou, Jacques Goimard, Irène Langlet et compagnie.
J'ai donc fourni assez de contre-exemples pour montrer que les généralisations que tu opérais étaient excessives.
Je n'essaie d'écarter aucun pan. Ça, c'est toi qui l'a fait en opérant des généralisations aussi écrasantes pour les auteurs qui n'y rentraient pas.
Que, par ailleurs, tu exprimes des opinions politiques bien marquées, ça ne sert à rien de le nier, ça se voit à chacun de tes messages. Que tes opinions soient très à droite, ça se voit à chaque message aussi (l'usage péjoratif de "politiquement correct" et les fantasmes de remplacement mondial sont très connotés, qu'on le veuille ou non, et ce n'est pas moi qui l'ai inventé, là non plus).
Si cela valait disqualification, je ne serais plus en train de discuter. J'exprime mes idées dans la discussion et je laisse chacun se faire un avis, les gens sont assez grands pour ça.
Nakor a écrit :Les nuances de mon propos initial n'existent plus, il faut catégoriser pour expliquer, et non comprendre. Dire que la fantasy participe d'une réaction face aux désillusions de la modernité n'est pas infamant, à moins d'en tenir encore à une vision du progrès, une téléologie, bref au grand récit moderne qui remplace les autres; récit moderne qui est me semble-t-il assez fragilisé au point qu'on peine à dire notre présent (post-moderne ?).
Et revoilà les généralisations et les fantasmes de grand récit qui remplace et qui interdit. Fantasmes, car on n'en voit aucune trace dans l'histoire du genre, et pas plus de nos jours qu'aux autres époques. Ou plutôt, les controverses esthétiques, y compris littéraires, ont toujours existé. Et laisse-moi te dire qu'elles ont déjà été plus féroces par le passé qu'aujourd'hui. Mais jamais elles n'ont abouti à imposer au genre un seul modèle ou un seul type d'esthétique ou de propos politique.
Et je pense d'ailleurs que tu confonds allègrement l'actualité américaine des débats sur l'imaginaire avec l'actualité mondiale, ce qui est un comble puisqu'en faisant cela tu écrases, nies et voues à l'oubli des foules d'écrivains et des pans entiers des cultures de l'imaginaire mondiale, qui sont bien plus diverses dans leurs enjeux et leurs idées que l'image restrictive que tu en as ou que tu veux en donner.
Nakor a écrit :Bakker a proposé une assez bonne lecture de l'esprit qui porte la Fantasy :
Bon. Un monsieur pense ça. Mais qui est ce Bakker ? Il y en a un certain nombre. Il connaît bien le genre ? C'est un critique, un universitaire, ou bien un écrivain qui donne son idée du genre qu'il pratique ? D'où vient ce que tu cites ? D'un livre sur la fantasy ? Si oui, la référence m'intéresse, je ne connaissais pas cet auteur.
EDIT : trouvé, c'est un article en anglais traduit sur Elbakin ici. C'est mieux avec l'ensemble de son propos.
Ce n'est pas tant une histoire du genre qui tiendrait compte en détail des projets des auteurs passés, mais une interprétation antimoderne de ce qu'est ou doit être la fantasy dans la société actuelle. Ce passage, vers la fin, le montre bien : "Dans l'échappatoire offerte par la fantasy on entrevoit les dimensions profondes de notre dilemme moderne. La fantasy est l'expression primaire d'une terrible vérité socio-historique : l'implication fondamentale de notre culture scientifique, c'est que la vie est vide de sens".
C'est une grille interprétative intéressante, mais assez personnelle, et très américaine, profondément empreinte de religiosité. Elle est aussi, je trouve, très pessimiste. C'est un avis de lecteur ou d'auteur intéressant, mais je n'y enfermerais pas l'ensemble du genre.
Krell a écrit :Sinon l'avis de Klein est assez intéressant en la matière lien
C'est gentil de tout copier-coller dans le corps de ton message, mais il te suffisait de donner le lien en indiquant les sections de la page à aller lire
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Klein est un spécialiste et son avis est très intéressant. Simplement, deux raisons m'amènent à le considérer avec prudence et à le nuancer. J'aurai ensuite trois arguments à faire valoir contre ses choix dans l'écriture d'une histoire du genre.
Voici mes deux raisons de rester prudent :
- D'une part, vingt ans, c'est long. L'article est paru dans une préface en 1998, il y a plus de vingt ans. Cela n'invalide pas tout ce qu'il dit, mais, en vingt ans, la connaissance de l'histoire du genre a notablement évolué. Plusieurs auteurs que je citais parmi les précurseurs de la fantasy, comme André Lichtenberger et Hope Mirrless, ont été redécouverts dans les années 2000 ou après. Les oeuvres des auteurs déjà connus, qu'il s'agisse de Morris, de Tolkien, de Clark Ashton Smith, de Thomas Burnett Swan ou d'autres, ont été rééditées, retraduites, étudiées et commentées avec un meilleur appui sur les documents et des analyses plus poussées.
- D'autre part, je ne peux m'empêcher de soupçonner un certain mépris pour la fantasy de la part de cet écrivain et critique de SF. Au moment où il écrit, la SF est la reine des littératures de l'imaginaire et elle se cherche des esclaves. Les gens qui ne lisent pas d'imaginaire méprisent les fans de SF, qui, cherchant quelqu'un à mépriser pour garder un certain amour-propre, méprisent les fans de fantasy (qui, peut-être, méprisent à leur tour les fans d'horreur ou de littérature érotique). Je caricature, mais cette tension entre les genres existait. Elle a été bouleversée en vingt ans avec les déferlantes Peter Jackson, G. R. R. Martin et J. K. Rowling.
Dire que l'histoire du genre est "assez pauvre", résumer l'après-Tolkien à "un genre fortement stéréotypé et sans véritables racines", ce sont des généralités abusives, méprisantes et donc mal renseignées. C'est d'ailleurs amusant de voir Klein tenir des propos limite réactionnaires en conspuant le "temps des marchands" après "l'innocence" et "la venue du Messie"... La fantasy, c'était mieux avant ? Il ne voit que des réactionnaires alors que c'est lui qui est en train de l'être, c'est génial, ça, quand même
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Qu'un auteur de SF affirme que les auteurs de fantasy sont tous des réacs, c'est un reste de vieilles discussions de comptoir où les fans de SF aimaient se présenter comme de gauche face à une fantasy soupçonnée d'être de droite. Ce qui se fonde sur une lecture assez primaire du genre et de son histoire, au risque de grosses contradictions, comme on verra.
Bien sûr, il est plus nuancé que ça, mais il s'aventure à des généralisations qui m'étonnent de la part d'un spécialiste comme lui, et qu'il dissimule mal, surtout dans le cas de William Morris, qui était un socialiste révolutionnaire. Au coeur de sa confusion se trouve un amalgame assez typique de la part d'un auteur de SF de l'époque entre chronologie de l'Histoire et niveau d'industrialisation (il sort des Trente Glorieuses et il ne semble pas imaginer que l'industrialisation puisse faire autre chose qu'augmenter à l'infini à mesure que le temps passe). Ce n'est pas parce que Morris et d'autres (dont Tolkien) critiquent l'industrialisation qu'ils critiquent l'ensemble du présent et seraient réactionnaires.
C'est particulièrement de mauvaise foi d'affirmer ça au sujet de William Morris, qui affirme dans ses conférences (comme Comment nous vivons, comment nous pourrions vivre) une conception très claire de l'avenir qu'il souhaite faire advenir et des moyens qu'il se donne pour cela. De nos jours, ses idées et ses réalisations semblent même à ranger du côté des précurseurs en matière d'écologie, de production locale, de circuit court, de respect de l'artisan et de diffusion des savoirs auprès d'un large public (via sa maison d'édition qui commercialisait des ouvrages somptueusement illustrés et mis en page, pour des prix dérisoires).
Voici ensuite trois raisons (allez, quatre) de contredire l'approche de Klein, qui peut impressionner par son ambition, mais s'avère assez vite limitée :
1) Il s'égare dans une contradiction flagrante. D'un côté, il semble beaucoup s'appuyer sur l'intérêt (certain) des auteurs de fantasy pour les époques passées, pour en conclure qu'ils sont conservateurs ou réactionnaires. De l'autre, un peu plus loin, il est bien obligé de reconnaître que les univers dépeints par la fantasy ne correspondent à aucun passé réel et n'ont rien à voir avec le roman historique : il en vient à parler "d'anhistoricité". Mais alors, si les oeuvres de fantasy sont anhistoriques, elles ne constituent pas un retour en arrière dans l'Histoire... et donc, elles n'ont pas de propos réactionnaire, contrairement à ce qu'il a l'air de dire au début. Problème !
Là encore, il y a un amalgame entre le niveau technologique d'un univers (fictif) et l'idée d'un retour vers le passé dans la chronologie de l'Histoire (réelle).
Il se prend les pieds dans cette contradiction de manière patente dans ce paragraphe :
Par anhistoricité, j'entends que pour la Fantasy ces œuvres, bien qu'elles adoptent presque toujours un décor pseudo-médiéval, avec en prime dragons, licornes et efficacité des superstitions, ne peuvent pour ainsi dire jamais être situées dans une époque connue ou même concevable de l'évolution des sociétés humaines, ce qui les différencie radicalement du roman historique, même fantaisiste. C'est que leur propos est de nier tout autre changement que celui de la dominance alternée du Mal et du Bien. En un sens, elles décrivent un monde idéal (ce qui ne veut pas dire parfait, ni même idyllique) et statique, où la répétition des cycles a pris la place du progrès et où les valeurs et leurs contraires sont fixées une fois pour toutes (41). Il n'y a pas de place pour l'histoire autre qu'événementielle (les noms des rois et des batailles) parce qu'il s'agit de revenir une bonne fois pour toutes à ce que les auteurs considèrent comme définitivement bon pour les humains et qui, à les entendre, a été malheureusement perdu en cours de route par l'humanité ces derniers siècles, d'où la nécessité de chercher dans le passé un modèle de la “vraie” vie.
Ben non. Si la fantasy est anhistorique, elle ne cherche pas à remonter le temps. C'est ce que Klein méconnaît fondamentalement dans le genre, le gros contresens qu'il commet. Il s'entête à plaquer les univers de fantasy sur les époques du monde réel. Autrement dit... il manque bizarrement d'imagination quand il s'agit de lire de la fantasy. Ça ne devait pas être son truc.
De plus, Klein navigue allègrement entre une lecture au premier degré (le décor qu'il qualifie parfois de "toc" ou de "carton-pâte") et une lecture allégorique. Dans le même passage, il avoue du bout des lèvres que la fantasy mobilise parfois des idées (quand il parle de "monde idéal")... mais il s'abstient bien d'évoquer la part allégorique et symboliste du genre, alors qu'elle est au coeur des projets esthétiques d'auteurs comme C.S. Lewis et (plus indirectement) Tolkien ! C'est limite de la mauvaise foi, là encore.
On sait mieux, vingt ans après, à quel point quelqu'un comme Tolkien utilise la création de la Terre du Milieu (et de mondes fictifs en général : ça marche aussi dans sa nouvelle Feuille, de Niggle) pour réfléchir sur la condition humaine toutes époques confondues, sur des sujets tels que la mort ou la création artistique. Une approche qui revient à chercher des universaux anthropologiques, et pas à s'enfermer dans le passé.
2) Il privilégie largement des critères thématiques (niveau technologique de l'univers, inspiration antique ou médiévale...) pour analyser les oeuvres. Ce qui le conduit à minimiser la part du style et de l'invention lexicale, par exemple.
Or la fantasy, comme la SF quoique sous des formes différentes, est une grande créatrice de mots et même de langues. Lewis Carroll invente des mots, Mary Poppins invente des mots, on pourrait citer plus récemment Roald Dahl (pour en rester à la littérature de jeunesse). Et Tolkien a initié un mouvement de fond dans l'invention de langues entières. Il y a là un foisonnement créatif difficilement compatible avec l'idée d'auteurs repliés dans la contemplation du passé ! Tout au contraire, la fantasy invente résolument ce qui n'existe pas et n'a jamais existé. Elle explore des possibles, tout comme la SF, à cette différence qu'elle ne s'impose pas de cadre (pseudo-)scientifique.
3) Klein, peut-être par sa formation, simplifie, méconnaît ou méprise des pans entiers des sources anciennes de la fantasy, ce qui ne lui permet pas de comprendre les thèmes qu'elle mobilise. J'en prendrai un seul exemple, mais à fort enjeu : la critique de la métallurgie. On sait que Morris conspue l'industrialisation et que, chez Tolkien, l'art du métal généralisé à grande échelle chez Sauron et Saroumane est le pire qui puisse arriver au monde en général et au Comté des hobbits en particulier.
Ce thème, dit Klein, est né avec les premiers auteurs de fantasy au XIXe siècle. Attention, roulement de tambour : c'est... faux. Ce thème se trouve déjà dans les sources antiques de la fantasy, sources que Morris et Tolkien connaissent sur le bout des doigts : la littérature classique. Les poètes romains dans leurs élégies se lamentaient déjà en pensant au premier forgeron qui forgea la première épée. La vie paysanne à petite échelle est déjà l'idéal d'Aristophane dans ses comédies qui critiquent férocement la société athénienne de son temps. Et ces deux auteurs antiques ne sont pas exactement des marginaux grincheux, puisqu'ils ont tous les deux remporté de grands succès de leur vivant auprès d'un public massif.
Alors ? Eh bien, les choses sont plus compliquées que ce que Klein imagine. Et on est en train de s'en rendre compte au fur et à mesure que l'étude (sérieuse et non méprisante) de la fantasy avance, et qu'on se penche sur les sources classiques des auteurs de fantasy.
4) "Accessoirement", il a vite fait de confondre l'auteur et l'oeuvre, en oubliant qu'un auteur peut être réac et livrer des oeuvres modernes ou l'inverse, mais ça, tout le monde le fait tout le temps.
Bref, un article argumenté qui élève le niveau du débat. Mais qui ne m'empêche pas de maintenir tranquillement que la fantasy, y compris ses précurseurs, n'était pas uniformément "antimoderne" dans son principe.
Elle recèle une plus grande part de continuité avouée avec des sources anciennes que ce que la SF ose assumer à la même époque (alors même que de nombreux classiques de la SF des XIXe et début XXe entretiennent une relation plus étroite avec la littérature classique que ce que les fans de SF veulent bien admettre).
Mais elle a tendance à utiliser ces modèles anciens pour créer des mondes et du rêve, et pour réfléchir à la condition humaine de manière atemporelle, influencée qu'elle est par le symbolisme et l'allégorie. La fantasy réaliste, ça vient beaucoup plus récemment.